Romans
R&L T1 - Chapitre 15
"Le Roi et la Licorne" est une œuvre protégée par les droits d'auteur.
Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.
Reproduction, modification et diffusion interdites sous quelques formes que ce soit.
Chapitre 15
Année 1026
Il ne fallut pas longtemps à Morghan pour comprendre ce que Salvin avait derrière la tête. À peine sorti du donjon, la licorne prit le chemin du terrain d’entraînement. En cette heure où presque la totalité du château assistait au tournoi, l’endroit était désert. Ils avaient pour eux seuls le vaste espace de terre tassée par des milliers de pas.
Salvin se dirigea vers le râtelier, sous l’abri de bois qui se trouvait au fond du terrain d’entraînement. Morghan laissa filer un soupir en le voyant se saisir de deux simulacres d’épées en bois. Il attrapa la poignée de l’arme que Salvin lui tendait et l’observa un instant.
Les visions de Chambray n’avaient toujours pas quitté son esprit et l’épée, bien que différente de la sienne en taille, représentait désormais un poids désagréable dans sa main. Le temps d’un battement de cœur, il eut envie de la laisser tomber par terre.
— Que ressens-tu, lorsque tu vois l’attaque ?
Surpris, comme tiré d’un rêve, Morghan releva les yeux vers Salvin. La question l’avait pris au dépourvu et il eut besoin d’un instant pour reprendre contenance. Pendant ce temps, Salvin s’éloigna du râtelier. Il fit faire un moulinet à son bâton taillé en épée, pour en apprécier le poids et la longueur, puis se mit en garde. Morghan le rejoignit, jeta à nouveau un coup d’œil à l’arme dans sa main, avant d’avouer :
— Je ressens la même peur et le même dégoût que… ce jour-là.
Il sentait l’amertume de ces émotions sur sa langue, dans le fond de sa gorge. Il raffermit sa prise sur la poignée de son épée, puis se mit en position à son tour. Plutôt que de bouger, Salvin demanda encore :
— Peur de quoi ?
Morghan hésita. Prononcer les mots lui paraissait être un effort insurmontable, comme s’ils pesaient si lourd qu’il ne parvenait pas à leur faire quitter ses lèvres. Ils étaient lourds parce qu’ils étaient vrais, réalisa soudainement Morghan. Ce poids qui étouffait sa voix n’était rien d’autre que le poids de la réalité.
Il déglutit et dit :
— Peur de mourir.
Il aurait effectivement pu mourir, ce jour-là. Il en avait bien eu conscience. Pourtant, ce n’était pas la première fois ! Avant cela, il y avait eu l’attaque du convoi. Morghan avait aussi participé à plusieurs chasses dangereuses. Pourquoi ce combat-là était-il différent ? Pourquoi le transformait-il en trouillard ?
Salvin se mit en mouvement, coupant court à ses réflexions. Il avait bougé lentement, avec des gestes posés et Morghan n’eut aucun mal à parer. Ils restèrent immobiles un bref instant, avant que le jeune prince ne rende son attaque à son valet.
Pour le moment, ils ne faisaient que s’échauffer et se dérouiller les membres avec des exercices faciles, qu’ils avaient répété cent fois. Pourtant, avec la peur qui lui grignotait l’esprit et les images qui flottaient en marge de sa vision, ces quelques passes très simples représentaient déjà un défi de concentration pour Morghan.
— Et le dégoût ?
— C’était un véritable carnage.
— Et qu’est-ce que tu en as pensé ?
Salvin ponctuait chacune de ses questions d’un nouvel assaut. Morghan suivait son exemple en lui rendant ses attaques à chacune de ses réponses.
— Que c’était horrible.
— Ce n’est pas ce que je te demande.
— Quoi, alors ? grommela Morghan, soudainement irrité.
Il n’était pas certain de comprendre ce à quoi toute cette mise en scène était censée servir. Il avait du mal à se concentrer sur les exercices et les questions de Salvin lui semblaient ne mener nulle part. La licorne avait parlé de se rappeler qu’ils étaient vivants, et voilà que la peur de mourir lui serrait les entrailles avec une force toujours plus croissante. Respirer devenait difficile, et ce n’était pas uniquement à cause de la chaleur et de leurs mouvements.
— Qu’est-ce que tu as ressentis, devant cette horreur ?
Morghan bloqua à nouveau l’épée de son valet et se figea. Il ne voulait pas s’en rappeler, mais les mots de Salvin avaient fait remonter ses émotions de la même manière que le poids de l’épée renforçait les images qui hantaient sa conscience. Avec la sensation que son esprit s’en allait flotter loin de son corps, il souffla :
— Je ne voulais pas tuer. Je… Ils étaient en train de nous massacrer, j’avais peur de mourir, peur que les autres meurent, mais… J’avais également peur de tuer.
Il ne se souvenait pas réellement du premier homme qu’il avait achevé. Il se rappelait uniquement ce qu’il avait ressenti lorsque son épée avait pénétré les chairs. Cela ne ressemblait en rien aux entraînements sur des mannequins de paille.
Avant que Salvin ait pu poser une nouvelle question, Morghan se désengagea du combat et ajouta :
— Une fois que je l’ai fait… Une fois que j’ai tué un de ces hommes…
Il releva son regard bleu vers Salvin, soudainement blanc comme un linge, horrifié par ce qu’il avait ressenti et par ce qu’il s’apprêtait à dire.
— Cela a été facile. L’acte, le mouvement… Cela a été facile. Un battement de cœur, un souffle, c’est le temps que cela lui a pris de trépasser. C’est le temps qu’il m’aurait fallu, à moi aussi…
Salvin baissa son épée et détendit sa posture, pendant que Morghan continuait d’une voix tremblante :
— Survivre dans un tel affrontement, ce n’est que du hasard, que de la chance. La mêlée d’aujourd’hui me l’a confirmé. Le chevalier le plus talentueux peut être tué à cause d’un coup du sort.
L’épreuve d’aujourd’hui l’avait profondément troublé, oui. C’était une chose d’y assister sans réelle expérience du combat ; c’en était une autre, plus difficile, de pouvoir se représenter les milles et un détails de ce que vivaient ces hommes. Les risques qu’ils prenaient étaient nombreux et le danger était réel. Or, dans deux jours, ce serait son tour d’entrer en piste.
Salvin dévisagea le prince un instant. Personne n’avait jamais appris à Morghan comment gérer sa peur, c’était évident. S’il s’était trouvé devant un jeune soldat, il se serait contenté de l’agacer jusqu’à l’énerver pour de bon ; de transformer la peur en colère, la paralysie en action. Mais Morghan n’était pas juste un soldat inexpérimenté. Il était un jeune adulte qu’on avait méprisé, ignoré et moqué une bonne partie de sa vie. Salvin était le premier à se montrer sincère envers lui et il craignait de faire plus de mal que de bien s’il tentait d’énerver le prince à cet instant.
Finalement, la licorne laissa la pointe de son épée en bois reposer sur le sol et déclara :
— Face au danger, tu peux choisir de suivre ta peur et t’enfuir, ou tu peux refuser d’y céder et te battre. Lequel de ces choix est le plus adapté dépend de la situation. Dans tous les cas, tu n’es pas aussi impuissant que tu le penses.
Avec un petit soupir, Salvin continua :
— Et non, tout ne se résume pas au hasard. Certes, il joue un rôle, mais il n’est pas le seul facteur à prendre en compte. Tu ne vois pas les autres parce que tu manques encore d’expérience, mais ils sont nombreux. Plus tu connais tes adversaires, le terrain de l’affrontement, tes propres forces ainsi que tes faiblesses, plus tu clarifies le chaos.
Salvin lui laissa le temps de réfléchir à ce qu’il venait de dire, puis il haussa les épaules :
— Au final, le simple fait de vivre, c’est prendre le risque de mourir.
Morghan baissa les yeux, serra les mâchoires une seconde, puis lâcha :
— Ce n’est pas vraiment une idée réconfortante.
La licorne eut un petit sourire ironique.
— Non, en effet. Mais si tu cherches du réconfort dans les grandes lois de l’univers, tu vas finir aigri et malheureux. Le réconfort se trouve plutôt du côté des tiens.
Songeant qu’avec l’entourage qu’il avait actuellement, Morghan risquait de ne pas comprendre où il voulait en venir, Salvin précisa :
— Je ne parle pas forcément de ta famille. Je parle avant tout de ceux dont tu choisis de t’entourer pour affronter les aléas de la vie. Ces gens-là, et le soutient que tu trouveras auprès d’eux, c’est également un des facteurs qui te protégera du hasard.
Morghan détourna le regard quelques secondes, avant de dire lentement :
— Je crois que je comprends ce que tu veux dire. Je ne suis pas seul, ajouta-t-il en regardant à nouveau la licorne en face. Après-demain, nous affronterons la mêlée tous ensemble.
Salvin hocha la tête et renchérit :
— Tout le monde s’est entraîné dur. Il n’y a aucune raison pour que la catastrophe nous frappe.
Les épaules de Morghan se détendirent enfin, tandis qu’il redressat la tête avec l’air un peu plus confiant. Salvin reprit son épée en main correctement et demanda :
— Prêt à reprendre ?
— Prêt, affirma le jeune prince.
- - -
Cela faisait plusieurs minutes qu’ils avaient fini de s’échauffer et qu’ils étaient passés aux choses sérieuses quand ils furent rejoints par sire Gabin. Le chevalier n’avait pas son air moqueur habituel. Il semblait agacé par quelque chose et renfermé sur lui-même. Il salua brièvement Morghan et Salvin, avant de décliner leur invitation de se joindre à eux. À la place, il préféra se rendre en bordure du terrain d’entraînement, là où se trouvaient les mannequins de paille et de bois, afin de pratiquer seul.
Si l’arrivée de sire Gabin déconcentra Morghan, Salvin ne le laissa pas rester tête en l’air bien longtemps. Quand il constata que son élève était distrait, le valet se permit de changer le rythme de leurs échanges et accéléra progressivement la cadence. Au bout de quelques secondes, Morghan fut obligé de lui consacrer toute son attention s’il ne voulait pas que son épée lui échappe.
Enfin, Salvin se lança dans un enchaînement trop complexe pour le jeune prince, et Morghan se retrouva avec le bâton en forme d’épée juste sous le menton. Frustré de ne pas l’avoir vu venir et de ne pas avoir réussi à arrêter Salvin, il prit un instant pour retrouver son souffle et grogna :
— C’était quoi, ça ?
Salvin eut un petit sourire d’excuse et baissa son épée.
— Je me suis laissé emporté. Désolé.
En constatant que la licorne était presque aussi essoufflée que lui, Morghan sentit son agacement se dissiper un peu, au profit d’une pointe de fierté. Lorsqu’ils avaient commencé à s’entraîner ensemble, le niveau du jeune prince était assez médiocre pour que la licorne donne l’impression de ne jamais se fatiguer.
— Cela ne répond pas à ma question, signala Morghan.
— C’est une technique qu’un humain ne peut pas reproduire, avoua Salvin.
— Pourquoi ?
Le ton légèrement vexé du jeune prince fit sourire la licorne. Malheureusement pour lui, il ne s’agissait pas d’un euphémisme ou d’orgueil de la part de Salvin. En tant qu’humain, il ne pourrait pas relever le défi que cette affirmation représentait pour lui.
— Elle demande une vivacité et un sens de l’équilibre qui est rare chez les êtres magiques, et inexistant chez les humains.
Morghan fronça un peu les sourcils. Salvin ne lui avait jamais paru plus rapide que la moyenne. Était-il en train de lui avouer qu’il se mettait constamment au niveau des autres, sous peine d’être trop preste pour eux ? Il ne s’attarda cependant pas longtemps sur cette question, car une autre lui vint bientôt :
— Serait-il possible que j’apprenne à la parer ?
Le sourire de Salvin s’agrandit pour refléter sa satisfaction.
— Tu peux essayer, en tout cas !
Morghan répondit à sa bravade par un regard sérieux et déterminé. Salvin songea avec humour qu’en plus d’apprendre à maîtriser sa peur, cette journée allait aussi lui donner l’occasion de travailler sur sa gestion de la frustration.
- - -
Au bout d’une demi-heure, le jeune prince n’avait pas fait le moindre progrès. Il manquait encore de vitesse, même pour un humain, et la fatigue ne l’aidait pas. Salvin n’avait pas osé lui avouer qu’il ralentissait déjà ses mouvements pour qu’il puisse le suivre, mais Morghan l’avait parfaitement compris et cela le vexait d’autant plus.
Ils avaient passé quelques minutes à décortiquer ensemble les différents mouvements de l’enchaînement. Morghan avait pu comprendre comment Salvin utilisait de subtils effets de levier avec le plat de sa lame, jusqu’à fragiliser la garde de son adversaire et pouvoir passer au travers. Mais même en l’ayant compris, le jeune prince restait incapable de trouver la solution à ce casse-tête.
Il était tellement agacé et frustré qu’il ne prêtait plus aucune attention à sire Gabin et n’avait pas remarqué que le chevalier s’était arrêté pour les observer. Quand, enfin, Morghan et Salvin firent une pause pour s’étirer un peu et boire de l’eau, sire Gabin se rapprocha.
— Puis-je tenter ma chance ?
Le regard couleur d’encre de Salvin balaya le chevalier, s’attardant sur son air sûr de lui et son sourire provocateur. Ce fut sur un ton sérieux que la licorne lâcha :
— Je n’irai pas doucement, avec toi.
Il avait vu le chevalier blond s’entraîner et le savait redoutable. Peu d’hommes avaient son habileté et sa férocité. Il était déterminé et diablement efficace. Le sourire de sire Gabin s’agrandit et, tout en se dirigeant vers le râtelier pour changer d’épée, il lança :
— C’est censé m’intimider ?
— Seulement t’avertir, répondit tranquillement Salvin.
— Tu es bien sûr de toi, pour un cheval.
Salvin haussa un sourcil sarcastique, puis se mit en garde. Sire Gabin l’imita et Morghan recula pour leur laisser de la place. L’affrontement promettait d’être intéressant.
Il y eut un instant de flottement, au cours duquel les deux adversaires échangèrent un long regard. Ce fut finalement la licorne qui attaqua en première. Salvin voulait tester le temps de réaction du chevalier, afin d’être sûr de ne pas risquer de le blesser par inadvertance. Sire Gabin avait de bons réflexes et était beaucoup plus rapide que Morghan. Il para sans difficulté. Comme Salvin, sa contre-attaque fut mesurée. Et ce fut la dernière fois qu’ils retinrent leurs coups.
Fasciné, Morghan les observa tournoyer, attaquer, esquiver, se fendre et se retirer à la vitesse de l’éclair. Ils allaient si vite qu’ils semblaient ne pas réellement bouger de leur place. Sire Gabin était un peu moins rapide que Salvin, mais il compensait cette faiblesse en envahissant régulièrement l’espace que tentait de protéger la licorne. Ainsi, il l’empêchait de se mouvoir tel qu’elle l’aurait souhaité. Ses mouvements manquaient d’amplitude et Salvin se retrouvait incapable d’utiliser certains de ses enchaînements habituels.
Plus aucun des deux hommes, pourtant d’un naturel bavard, ne parlait. Les seuls bruits que l’on pouvait entendre, c’était le son de leurs épées qui s’entrechoquaient, les petits grognements poussés çà et là, le martèlement de leurs pieds sur le sol. Leurs déplacements devinrent plus amples et commencèrent à soulever la poussière issue de la terre battue et séchée par le soleil de juillet. Un coup de vent vint la faire virevolter ; Morghan réalisa soudainement que cela faisait un petit moment qu’il retenait son souffle. Il prit une grande inspiration, toujours concentré sur le combat.
Salvin se retenait énormément lorsqu’il s’entraînait avec lui, c’était désormais douloureusement évident. La seule chose qui le réconfortait, c’est qu’il n’avait encore jamais vu personne capable de se battre comme lui. Personne, à part sire Gabin ici présent. Les deux hommes étaient redoutables, chacun à leur manière. Deviner lequel des deux allait l’emporter était, à ce stade, un pari fait à l’aveugle.
Petit à petit, les gestes de Salvin se firent plus raides. Morghan comprit que la licorne, qui ne s’était plus entraînée à un tel niveau depuis longtemps, commençait à fatiguer. L’expression de Salvin se fit plus dure, plus agacée. En réponse, un sourire moqueur naquit sur les lèvres de sire Gabin.
Après quelques secondes, alors que le chevalier semblait désormais sûr de sa victoire et paraissait prendre l’ascendant sur la licorne, Salvin se mit soudainement à redoubler de vitesse. Le rythme de leur affrontement changea brutalement et Gabin perdit son sourire pour une grimace furieuse. Salvin avait feint l’épuisement, pour mieux le prendre au dépourvu et retrouver l’avantage. Il avait enfin réussi à sortir le chevalier de la zone de confort dans laquelle il s’était installé et reprenait l’ascendant.
Sire Gabin voyait la victoire lui échapper et paraissait s’énerver de plus en plus. Son visage exprimait une colère toujours plus intense, qu’il maîtrisait néanmoins puisqu’elle n’était pas trahie par ses gestes – pas pour le moment. Enfin, quand son air furieux commença à affecter la manière dont il se battait, il s’en rendit compte et rompit une nouvelle fois le rythme de ses échanges avec Salvin. Il recula d’un pas et, dans le même mouvement, transféra son épée de sa main droite à sa main gauche. Amusé, Salvin l’imita sans hésiter. Morghan, de son côté, resta bouche bée : qui était assez confiant pour se battre avec sa main la plus faible, et assez fou pour réaliser le changement en plein milieu d’un duel ?
L’amusement de Salvin finit néanmoins par se changer en inquiétude. La colère de sire Gabin ne se calmait pas. Au contraire, elle semblait flamboyer plus que jamais. Il s’était contenu de lui-même en changeant sa manière de se battre, mais elle restait là, bien présente, prête à exploser. La licorne devinait que bientôt, ce duel amical deviendrait un affrontement sérieux. Or, Salvin découvrait que Gabin était assez doué pour qu’il ne puisse pas reprendre le dessus une bonne fois pour toutes. Il aurait déjà eu du mal au début de leur combat, mais à présent que la fatigue, bien réelle cette fois-ci, commençait à l’affecter, il comprenait qu’il était sur le point de perdre face au chevalier.
Morghan, de sa position d’observateur, voyait bien le changement d’humeur drastique qui affectait sire Gabin. Il se dit qu’il aurait dû intervenir, faire cesser le duel avant que l’un des deux hommes ne soit blessé, mais il se retrouvait pétrifié. L’intensité de l’échange entre Salvin et Gabin était telle qu’il ne pouvait en détourner les yeux ni imaginer bouger, et encore moins tenter de parler. Puis, encore une fois, le rythme changea.
Salvin cessa de résister. Il accueillit la colère de Gabin et se contenta de se laisser balader par le chevalier. Il n’abandonnait pas, mais il ne cherchait plus à gagner. L’ampleur de la rage du chevalier le dépassait, il avait compris qu’il n’en triompherait pas. Il aurait pu rompre l’échange et s’incliner, mais il s’y refusa. À la place, il saisit l’ouverture laissée par Gabin et amorça l’enchaînement qui avait mis Morghan en échec. Presque aussi vif que lui, le chevalier changea à nouveau son épée de main et son bâton frappa celui de Salvin si proche de sa main que la licorne crut qu’il allait la lui broyer. Le choc et la vibration qui suivit furent puissants ; le coup avait été asséné avec un angle parfait. Salvin ne put garder son épée en main.
L’arme rebondit sur le sol, tandis que la licorne levait les paumes en signe de reddition. Hors d’haleine, couverts de sueurs et de poussière, les deux adversaires échangèrent un long regard alors qu’ils essayaient de retrouver leur souffle. Ensuite, sire Gabin laissa retomber la pointe de son épée et se redressa, un grand sourire triomphal aux lèvres. Salvin ne put s’empêcher d’esquisser un sourire à son tour.
Avant que l’un des deux hommes ait pu dire un mot, des applaudissements retentirent depuis l’entrée du terrain. Morghan, Salvin et sire Gabin sursautèrent dans un bel ensemble et se tournèrent dans la direction d’où ils provenaient. Morghan reconnut aussitôt sire Yvain, le frère aîné de sire Gabin, pour l’avoir croisé à l’occasion d’autres tournois organisé par Landerich. Le seigneur de Courcoué et de Richelieu, entre autres villes, était aussi blond que son frère, mais là où sire Gabin était extraverti et envahissant, sire Yvain paraissait plus mesuré et discret. Il n’en avait pas l’air moins dangereux pour autant.
Sire Yvain se rapprocha et salua Morghan en accompagnant ses paroles d’un signe de tête courtois. Il se tourna ensuite vers Salvin :
— C’était un très beau combat, sire… ?
— C’est la licorne, grogna sire Gabin.
Sa bonne humeur après sa victoire s’était envolée devant l’intérêt que son frère portait à Salvin. Après avoir lâché son commentaire, le cadet s’éloigna pour aller remettre son épée de bois sur le râtelier, le pas tendu et les épaules raides. Sire Yvain soupira :
— Je prie votre Altesse de bien vouloir excuser les manières de mon petit frère. Comment s’appelle votre licorne ?
Morghan se crispa légèrement. Le mépris soudain de l’individualité de Salvin l’avait pris au dépourvu tant il était absurde et il ne lui plaisait pas. Il se contenta donc de regarder son valet, qui répondit sur un ton glacial :
— Je m’appelle Salvin.
Sire Yvain cligna des yeux et Morghan n’aurait su dire s’il était étonné que la licorne sache s’exprimer ou s’il était offensé de son manque de déférence. Le chevalier lança un regard au jeune prince, qui se contenta de le soutenir en silence. Comprenant qu’il venait de froisser non seulement le valet, mais également le fils de Landerich, sire Yvain inclina la tête.
— Pardonnez ma maladresse, Salvin. La seule licorne que j’ai rencontrée avant vous est celle de sire Robin. J’imagine que vous pouvez comprendre ma méprise.
Salvin l’aurait plutôt qualifié de bêtise, mais il tint sa langue. De toute manière, le chevalier n’attendit pas de voir comment le valet recevait ses excuses. À peine eut-il redressé la tête qu’il se tourna presque aussitôt vers Morghan.
— Votre Altesse, je suis navré, mais je suis venu vous reprendre mon frère. J’ai besoin de son aide, j’espère que vous pouvez comprendre.
Le regard brun de l’aîné alla peser sur son cadet qui revenait vers eux. Les mâchoires crispées, sire Gabin baissa les yeux. Sans s’en rendre compte, Morghan raffermit sa prise sur la poignée de son épée en bois.
— Je vous en prie, sire Yvain. Nous avions terminé.
Tout cet échange sonnait faux. Le seigneur de Courcoué se montrait courtois, mais selon des critères qui répondaient aux exigences de Landerich. Le roi se fichait qu’on ignore les serviteurs, surtout s’ils étaient des esclaves. Les êtres inférieurs ne méritaient pas son attention. Morghan venait de réaliser que ce comportement le hérissait intérieurement, surtout lorsqu’il avait pour cible quelqu’un qui se trouvait sous sa responsabilité.
Après l’avoir salué à nouveau, sire Yvain quitta le terrain d’entraînement, son frère à sa suite. Sire Gabin avait l’air particulièrement mécontent, mais il ne protesta pas une seule fois. Cela surprit Morghan et Salvin. Le chevalier blond n’avait pas sa langue dans sa poche et il venait de vaincre Salvin. Il aurait dû être insupportable, au lieu de serre les dents et de se montrer docile.
Morghan laissa filer un soupir. Quoi qu’il se passe entre ces deux-là, ce n’était pas à lui de s’en mêler. Il se tourna ensuite vers Salvin et demanda :
— Tu vas bien ? Sire Gabin ne s’est pas montré très raisonnable, sur la fin.
— Juste un coup à l’ego, plaisanta la licorne. Gabin est talentueux, je ne voudrais pas me retrouver face à lui en combat réel.
— En combat réel, aurait-il également gagné ?
Après avoir été confronté à un véritable affrontement où chacun devait protéger sa vie, il pouvait désormais voir la différence entre un entraînement amical et une situation dangereuse, ainsi que la manière dont cela affectait les ressources que chacun mobilisait pour gagner.
— Il aurait eu ses chances, et même si j’avais gagné, j’aurais écopé de quelques méchantes blessures.
Le ton de Salvin était devenu sérieux, presque grave. Morghan avait l’impression qu’il n’aimait pas l’aveu qu’il venait de lui faire. Le jeune prince étant encore impressionné par l’affrontement dont il venait d’être témoin, il n’osa pas demander à Salvin la cause de son mécontentement. Pourtant, il devinait que l’ego ou la fierté n’en était pas la cause.
- - -
Le banquet qui s’était tenu à la suite de la mêlée avait commencé tôt et s’était terminé tard. La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Salvin regagna son enclos. Les torches qui éclairaient les chemins principaux de la cour du château n’avaient pas été changées et des zones d’ombre s’ouvraient parfois devant lui tandis qu’elles terminaient de brûler.
Une fois dans l’enclos, au lieu de se rendre à l’intérieur de l’abri et de céder à sa fatigue, il alla se percher sur la petite barrière qui longeait l’un des murs. Si la chaleur de l’été était presque étouffante en journée, elle donnait l’impression que les nuits étaient glaciales. Laissant pendre une de ses jambes, Salvin renversa la tête en arrière pour se perdre dans la contemplation du ciel nocturne – et dans ses pensées. Il emplit ses poumons avec l’air frais, avant de laisser filer un long soupir.
L’affrontement contre sire Gabin l’avait ébranlé plus qu’il ne l’avait laissé paraître devant Morghan. Cela faisait si longtemps qu’il avait l’habitude de surpasser les humains, qu’il était certain de sa propre dangerosité, qu’il avait oublié que, avant de prendre en charge l’entraînement du jeune prince, cela faisait une bonne décennie qu’il n’avait plus tenu une épée. Ses réflexes étaient toujours présents et très bons, mais il était évident qu’il n’avait plus le même niveau. Dix ans plus tôt, il se serait débarrassé de Gabin sans trop d’efforts, il le savait. Pourtant, aujourd’hui…
Aujourd’hui, il avait découvert à quel point il avait laissé son corps rouiller. Ce soir, il réalisait que son esprit ne valait guère mieux. Non pas que ce soit une nouvelle pour lui, mais il souffrait de constater à quel point sa volonté s’était émoussée. Il n’avait plus assez d’énergie en réserve pour entretenir son corps et son esprit ; ni même de raison pour le souhaiter. Comme l’attitude de sire Yvain le lui avait rappelé, il n’était rien de plus que l’esclave de Morghan. Bien qu’il apprécie le garçon, ce fait faussait leur relation. Ils ne pouvaient pas réellement être amis, pas alors que Salvin était encore considéré par tous comme un sous-homme, un animal, et que rien n’était fait pour les détromper.
La licorne regrettait cette situation. Morghan, bien que têtu et fier, était un gamin sympathique. Cependant, Salvin ne voyait pas ce qu’il pouvait faire pour changer ce contexte. Comme Auri, il était à la merci du bon vouloir de son maître. Or, quand bien même Morghan n’était ni sire Robin ni Landerich, il ne faisait pas grand-chose de plus qu’eux pour son valet.
Salvin soupira à nouveau et baissa le regard vers le sol. Ces pensées accusatrices n’étaient pas méritées, il le savait. Le garçon faisait de son mieux et il ignorait encore beaucoup de choses – trop pour pouvoir faire une différence face à son père. Ce qui frustrait réellement Salvin, c’était le fait que la situation d’Auri semblait être sans espoir. Tout le monde souhaitait protéger l’enfant, mais personne ne le désirait suffisamment pour s’opposer à Landerich. Et quand bien même quelqu’un oserait, comment serait reçu sa bravade ? Quelle conséquence aurait-elle ?
Salvin aurait volontiers intercédé en faveur du garçon, mais à moins d’être prêt à tuer le père de Morghan pour faire valoir le sérieux de sa requête, son intervention n’aurait aucun impact. Et au milieu de tout ce chaos, au cœur de cette douloureuse injustice, il ne parvenait pas à se mettre réellement en colère. Il aurait voulu pouvoir ressentir la même rage que celle de Gabin un peu plus tôt ; sa frustration était noyée par son sentiment d’impuissance et il se retrouvait enchaîné par ces émotions aussi sûrement que par des fers.
Personne n’osait agir, pas même lui.
Sans faire un seul bruit, il descendit de la barrière et entra enfin dans l’abri.
Chapitre 14 <-> Chapitre 16 (à partir du 15-08-2025)
R&L T1 - Chapitre 14
"Le Roi et la Licorne" est une œuvre protégée par les droits d'auteur.
Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.
Reproduction, modification et diffusion interdites sous quelques formes que ce soit.
Chapitre 14
Année 1026
À la grande frustration de Morghan et Salvin, aucune solution ne semblait se dessiner concernant la participation d’Auri au tournoi. Le jeune prince avait tenté d’approcher les juges et les organisateurs du tournoi, sans grand succès. Il avait tenté de faire disqualifier les licornes de la mêlée, mais il n’avait récolté que des regards perplexes. On lui avait fait comprendre qu’il était congédié de la réunion avant même qu’il ait pu tenter d’évoquer les joutes. Furieux et indigné de voir à quel point les conseillers et ministres de son père le traitait comme un enfant capricieux, il n’avait pas réussi à plaider sa cause et l’échec avait été cuisant.
Le matin de la cérémonie d’ouverture, après avoir passé une partie de la nuit à réfléchir en vain, Morghan prit la décision de demander conseille aux chevaliers de sa compagnie. Il rédigea une note à Salvin, afin que son valet puisse essayer de réunir tout le monde, puis il attendit leur venue, le regard fixé sur le ciel par-delà la fenêtre de sa chambre. Que se passerait-il s’ils ne trouvaient pas de solution ? Oserait-il déclarer forfait, mettre son père et sire Robin dans l’embarras et risquer une confrontation ? L’acte serait d’une audace sans nom. Mais s’il ne faisait rien, s’il jouait le rôle qui était attendu de lui et qu’une catastrophe se produisait, pourrait-il se le pardonner ? Salvin lui pardonnerait-il ?
Tout à ses réflexions, il sursauta quand l’un des gardes du couloir toqua à sa porte, puis entra pour annoncer Landerich. Pétrifié par la surprise, Morghan eut besoin d’un instant avant de pouvoir répondre et inviter son père à le rejoindre. Pourquoi le roi venait-il dans ses appartements ? En temps normal, il se contentait de le convoquer dans son bureau.
Landerich passa la porte et, pendant que le garde refermait derrière lui, son regard brun balaya la chambre de son fils.
— Votre Altesse, le salua Morghan.
Le roi ne se tourna pas vers lui tout de suite, continuant d’observer la pièce. Son expression était d’une neutralité glaciale, presque méprisante et dédaigneuse. Une fois son inspection terminée, il se tourna vers Morghan.
— Mon fils, dit-il lentement, j’ai entendu quelques rumeurs à ton sujet. Il paraît que tu essaies de faire retirer les licornes du tournoi.
— Il m’a semblé, commença à répondre Morghan, mais son père ne le laissa pas finir.
— Essaierais-tu de ridiculiser notre famille ?
Morghan sentit la honte lui brûler les joues.
— Non, je…
— Essaierais-tu de te faire une réputation de couard ?
— Non, mais…
— Alors que je ne te reprenne pas à formuler des demandes aussi sottes. Les équipes qui vont affronter la tienne et celle de sire Robin ont toutes exprimées avoir grand hâte de vous faire face. Il est hors de question que vous participiez sans vos licornes. Me suis-je bien fait comprendre ?
Morghan ne réussit pas à soutenir le regard pesant du roi. Trop d’émotions se bousculaient en lui : la honte qui faisait batte son cœur si rapidement, la frustration qui lui coupait le souffle, le sentiment de se débattre dans de la mélasse qui engluait ses pensées… Incapable de réfléchir à une répartie, il baissa les yeux et s’inclina :
— Oui, Père.
S’il avait eu à disposition ne serait-ce que quelques secondes de plus, il aurait pu retrouver le contrôle de son cœur, son souffle et son esprit. Avec un tout petit peu plus de temps, il aurait pu offrir une réponse différente à son père. Mais les joutes verbales avec Landerich ne laissaient aucune place à la lenteur ni à la mesure. C’était lui qui imposait le rythme, et son rythme était implacable.
Satisfait d’avoir clarifié le sujet avec son fils, Landerich n’insista pas et laissa Morghan seul. Une fois la porte close, le jeune prince réalisa que ses chevaliers n’allaient plus tarder à arriver – Salvin avec eux. Qu’allait-il pouvoir leur dire ? Il avait capitulé face à son père sans même réellement défendre leur cause. La honte qu’il ressentait devint écrasante et fut rejoint par la panique.
L’espace d’un bref instant, il envisagea de taire ce qui venait de se produire. Aucun des chevaliers n’était au courant de la visite de Landerich. Il pouvait garder le silence, prétendre que cette entrevue n’avait jamais eu lieu. Pendant quelques secondes, l’espoir fit battre son cœur. Oui, il pouvait faire comme si rien ne s’était passé…
Un instant de réflexion supplémentaire lui permis de comprendre quel genre de bêtise il commettrait en taisant la vérité. Il ne pouvait pas engager les autres chevaliers contre l’avis de son père sans qu’ils ne soient au courant de l’entièreté de la situation. Les pousser à se parjurer et se mettre en danger sans qu’ils y aient consenti serait un acte de manipulation et une trahison de la part du jeune prince.
De plus, si Morghan mentait et que cela était découvert, il perdrait à coup sûr la confiance et le soutien du reste des hommes de la compagnie. Or, c’était la dernière chose qu’il souhaitait voir se produire. Ainsi, la gorge serrée par l’angoisse, il se résolut à avouer son erreur au reste du groupe.
- - -
Seul sire Gabin n’avait pas pu être présent à leur réunion surprise. Morghan exposa la situation aux autres chevaliers, essayant de maîtriser sa voix pour qu’elle ne tremble pas, ses paroles pour qu’elles ne s’éparpillent pas. L’exercice était loin d’être facile. La honte et la peur du jugement que lui réservait les autres hommes, tous ses aînés de plusieurs années, étaient écrasantes.
Quand, enfin, il eut terminé de parler, il fut heureux que sire Gabin soit absent. Si le chevalier blond s’était moqué de lui, s’il lui avait lancé la moindre pique, le jeune prince n’aurait pas réussi à garder son calme. Il peinait déjà à ne pas céder à l’angoisse, il ne pourrait pas contrôler sa colère.
Tandis qu’il attendait le verdict des sires Edmond, Léon et Gabriel, ainsi que celui de Salvin, son cœur battait si fort que c’en était presque douloureux. Il devait également lutter contre une étrange sensation de vertige, qui lui donnait la nausée, ainsi que l’impression que sa tête flottait au-dessus de son corps.
Sire Edmond fut le premier à parler, d’une voix lente, avec une expression désolée :
— Malheureusement, tout cela était prévisible. Je ne vois pas ce que vous auriez pu faire de plus, monsieur. Votre Altesse aurait pu confronter directement le roi, mais comme je comprends la situation, cela n’aurait pas eu beaucoup d’impact. Pour notre souverain, ce sujet est trivial et ne mérite pas que nous en fassions une telle affaire.
— Il ne vous laissera pas déclarer forfait dès la première épreuve, renchérit sire Léon. Il en va de la réputation de votre famille, monsieur. Vous réussirez peut-être à éviter les joutes, si vous trouvez un compromis entre le maintient du spectacle et l’absence des licornes, mais que Dieu m’en soit témoin, je n’aperçois pas plus de solution que sire Edmond.
Il sembla sur le point d’ajouter autre chose, mais il se ravisa et pinça les lèvres. Le regard grave que sire Léon échangea avec sire Edmond intrigua Morghan, mais il n’osa pas les interroger. Il était encore trop empêtré dans sa honte et il pensa que les deux hommes devaient partager quelques jugements peu flatteurs sur sa personne, qu’ils étaient trop polis pour verbaliser devant lui. Cela le désolait, mais ne le dérangeait pas outre-mesure : à cet instant, il n’avait pas envie de connaître l’opinion des autres sur lui. La sienne lui suffisait amplement.
— Alors on baisse les bras ? murmura Salvin.
Le cœur de Morghan se serra. Les mains appuyées sur le dossier d’une chaise, son valet fixait la table, les mâchoires serrées. Le jeune prince ne pouvait pas distinguer la totalité de son visage, mais la tension dans sa voix en disait déjà long. Sire Edmond, juste à droite, lui posa une main compatissante sur l’épaule.
— Je suis désolé, Salvin. Je ne vois effectivement aucune solution en ce qui concerne la mêlée.
Sire Gabriel, qui avait été silencieux jusqu’à présent, intervint soudain :
— Ne nous avouons pas vaincus trop rapidement. Lorsque sire Gabin aura terminé ses devoirs auprès de son frère, je lui parlerais de tout cela. Il aura peut-être une idée qui nous aura échappée. Enfin, ajouta-t-il avec un regard pour Morghan, si votre Altesse me donne son accord.
Sans hésiter, Morghan le lui donna. Les talents de fauteur de troubles de sire Gabin étaient fameux, et s’ils pouvaient servir leur cause et éviter à Auri de participer au tournoi, il aurait été stupide de refuser. Sire Gabriel promit de les tenir au courant, puis leur petit groupe quitta le donjon et le château ensemble, pour se rendre sur le lieu où se déroulait le tournoi.
- - -
Les estrades qui encadraient la piste avaient été dressées dans un champ en jachère, à quinze minutes de marche de la ville. Dans la mesure où Morghan et Salvin seraient, avec sire Robin et Auri, au centre de l’attention tout au long de la cérémonie d’ouverture, ils devaient s’y rendre suffisamment en avance pour avoir le temps de se préparer.
Autour de la piste et des estrades, un véritable petit village de tentes avait poussé au cours de ces derniers jours. Les chevaliers et les soldats y entreposaient leur équipement, certains dormaient également sur place. Cela leur évitait les allez-retour jusqu’à la ville, ainsi que de devoir payer une auberge – les plus propres et huppées étaient déjà pleines et n’acceptaient plus aucun nouveau client.
Morghan et Salvin avaient leur propre tente. Salvin y avait fait déménager tout l’équipement dont ils auraient besoin au cours de ces prochains jours : pièces d’armures, différentes armes, selle, tapis, tuniques de cérémonie… Tout était rangé dans des coffres ou sur des mannequins de tissus bourrés de paille.
Salvin commença par aider le prince à enfiler son gambison et à préparer les lacets. Ensuite, ils s’escrimèrent à faire passer la lourde cotte de mailles par-dessus la tête de Morghan, et à ressortir les lacets du gambison à travers les anneaux. Les bandelettes de cuir, positionnée au niveau des épaules, servaient à maintenir en place certaines pièces d’armure et de maille. Il n’en aurait pas l’utilité aujourd’hui, mais elles pouvaient se révéler inconfortables si elles formaient des nœuds sous les mailles. Une fois ceci fait, Morghan passa un surcot sur lequel était brodé le blason de son père : d’azur, cantonné de quatre fleurs de lys d’or et componée d’argent et de gueules. Son écu arborait le même symbole. En tant qu’adulte, il aurait dû posséder son propre blason – une version légèrement modifiée de celui de son père, comme il était son fils unique. Mais après avoir découvert qu’il était loin d’avoir le niveau attendu d’un chevalier adoubé, il avait préféré repousser le moment du choix. Dans la mesure où il restait sous l’autorité de son père, qu’il utilise son blason pour l’instant n’était pas bien dérangeant.
Ce fut ensuite au tour de Salvin. La tente étant assez spacieuse pour que la licorne y tienne si elle faisait attention à ses mouvements, elle reprit sa véritable forme. Comme Salvin venait juste de se transformer, il n’avait pas besoin d’être brossé. La seule poussière qui s’accrochait à son pelage étaient les résidus argentés de sa magie, qui le couvrait de minuscule paillettes. Quand Morghan les effleurait, elles paraissaient se dissoudre dans l’air.
Le jeune prince s’occupa de la crinière et de la queue de Salvin, peignant et tressant le crin pour qu’il ne traîne pas sur le sol et ne s’emmêle pas dans les boucles de leur équipement. Il posa ensuite un petit tapis de selle sur son dos, puis la selle proprement dite et fit les réglages des sangles. Il lui passa le bridon de cuir blanc, avant de passer aux parties les plus lourdes et les moins maniables de l’équipement de Salvin.
Salvin n’aimait pas porter l’armure, mais la cérémonie d’ouverture exigeait qu’ils soient tous les deux en tenue d’appart. Morghan s’échina donc à fixer la barde de cuir bouillit à la cire sur la nuque de son valet, puis se débattit avec le plastron fait de la même matière. Au moment d’accrocher les flançois à la selle et de faire passer la partie arrière par-dessus la croupe de l’équidé, il transpirait à grosse goutte sous sa maille et son gambison.
Enfin, prince et monture furent prêts. Morghan prit son épée de cérémonie dans un coffre, attacha la ceinture autour de sa taille, puis ils quittèrent la tente côte-à-côte. Ils rejoignirent l’un des blocs de monte qui se trouvait à l’entrée de la piste et Morghan grimpa sur le dos de Salvin.
Une main sur le pommeau de la selle, Morghan souffla un bref « Allons-y » qui trahissait la tension qui venait de grimper en lui. Salvin se mit au pas, entra sur la piste et passa devant les chevaliers et montures déjà présents. Les garçons d’écurie chargés de placer les participants lui indiquèrent le milieu de la piste, au premier rang, juste devant la tribune royale. Une fois à l’endroit désigné, il fallut attendre encore quelques minutes pour que les derniers retardataires arrivent et s’installent. Morghan se raidit un peu lorsque sire Robin, monté sur Auri, vint prendre place à leur gauche.
La jeune licorne au pelage or et noir, constellée de paillettes argentées, portait une armure de cuir similaire à celle de Salvin, quoique plus sombre. Elle était aussi renforcée de mailles autour de la gorge, et les flançois étaient posés par-dessus une couverture de mailles qui courrait d’un côté à l’autre de la selle, couvrant l’arrière-train d’Auri. Les deux tiers de la queue de la jeune licorne étaient protégés par une barde de cuir articulée à l’aide de rivets selon le même principe que celle qui couvrait sa nuque.
Landerich fit son discours traditionnel depuis la tribune royale. Distrait par la présence d’Auri et de sire Robin, Morghan eut du mal à se concentrer sur ce que son père disait. Enfin, le roi se tut et le signal de la parade fut lancé. Les hérauts se mirent à déclamer les noms des participants. L’un après l’autre, les chevaliers ainsi appelés faisaient un tour d’honneur le long de la barrière qui délimitait la piste, puis quittaient le terrain. Pour ce que Morghan parvenait à apercevoir, ils étaient plus de deux cents alignés sur la piste en terre battue. La parade allait prendre une éternité.
L’attente était d’autant plus éprouvante pour Morghan qu’il savait que son nom serait appelé en dernier. C’était une question de politesse et de respect vis-à-vis des invités, mais cela signifiait qu’il avait amplement le temps de cuir sous sa maille. Son surcot le protégeait un peu des rayons du soleil, mais en cette mi-journée du mois de juillet, les rayons de l’astre cognaient fort sur le métal.
En tant que rival officiel du prince, sire Robin fut appelé en premier. D’une taille à peine supérieure à la moyenne et d’une carrure impressionnante, le chevalier aurait dû avoir l’air ridicule sur sa licorne qui n’était que lignes fines et vives. Ils auraient dû former un duo grotesque, mal assortit. Cependant, la foulée souple de la licorne, ainsi que la manière maîtrisée et fluide dont elle lançait ses jambes aux sabots fendus, tenait plus de la bête fauve que de l’équidé. Avec sa robe isabelle, Auri ressemblait à un jeune lion et n’avait rien de ridicule. Aussi concentré l’un que l’autre, chevalier et monture étaient impressionnants.
À cet instant, Morghan comprit pourquoi sire Robin considérait la jeune licorne comme une adulte : il n’y avait rien d’enfantin chez Auri, pas sous cette forme. Il était aussi élégant que dangereux, un véritable cheval de guerre. Concilier cette vision avec son apparence humaine, si jeune et fragile, était difficile.
Le temps s’égrena lentement, au rythme des noms appelés. Enfin, ce fut le tour de Morghan. Salvin s’élança au trot, l’encolure arquée, les genoux relevés. Il fallait le connaître pour voir que ses mouvements étaient un brin plus secs que d’habitude.
Au moment où ils quitteraient la piste, les quatre premières équipes de la mêlée feraient leur entrée. Les licornes faisaient partie de la dernière vague, elles ne combattraient pas avant le troisième jour, mais le début des épreuves venaient réduire drastiquement leurs chances de faire en sorte qu’Auri échappe au tournoi.
- - -
En tant que prince, Morghan fut tenu d’assister à la première mêlée aux côtés de son père. Assit à la droite de Landerich, Salvin debout quelques pas derrière lui, Morghan se sentait étrangement agité. Ce n’était pas le premier tournoi auquel il assistait, mais c’était la première fois qu’il se retrouvait à participer. C’était également la première fois qu’il observait une mêlée avec une expérience du combat réel derrière lui.
Il ne s’était pas débarrassé de son équipement, il avait simplement attendu que Salvin reprenne forme humaine et passe des habits pour rejoindre son père. Ainsi, quand il prit place dans la tribune, les équipes de chevaliers et de soldats étaient encore en train de s’organiser. Tandis qu’il les observait, Morghan sentait la tension lui nouer la gorge de plus en plus fortement.
Les équipes prêtes, les trompettes sonnèrent la charge. Les quatre équipes se mirent en branle selon les stratégies qu’elles avaient choisies. Certaines s’élancèrent d’un seul bloc, en masse compacte et effrayante ; d’autres divisèrent leurs forces. Le martellement des sabots des chevaux fit accélérer les battements du cœur de Morghan. Le choc qui résultat de l’impact entre les deux équipes les plus proches lui coupa le souffle.
Il déglutit, serra les poings et tenta de reprendre contenant ; les images de l’attaque nocturne de Chambray semblaient pourtant danser au bord de son champ de vision, prêtes à l’envahir. Ce n’était qu’un tournoi ! tenta-t-il de se rappeler, c’était une charge, un jeu. Certains seraient peut-être blessés, des accidents risquaient de se produire, mais la mort des adversaires n’était pas l’objectif des participants. Certains avaient des connaissances et des amis dans l’équipe d’en face.
Pourtant, il ne parvenait pas à repousser les souvenirs de l’attaque de Chambray. Il sentait presque à nouveau le poids de son épée dans sa main. Malgré tous ses efforts pour la dissiper, la sensation de sa lame qui s’enfonçait dans les armures de cuir et dans les chairs lui revenait par intermittence.
Pourquoi ne parvenait-il pas à s’ôter Chambray de l’esprit ? Cet évènement n’avait rien à voir avec le tournoi ! Et pourquoi revenait-il le hanter maintenant, presque deux saisons plus tard ?
Après plusieurs longues minutes, les combats trouvèrent leur rythme. La cacophonie produite par les armes contre les boucliers et les armures, les cris des hommes, des bêtes et de la foule, tout cela finit par former un bruit de fond qui donnait à Morghan l’impression que son crâne était rempli de laine.
Une trompette sonna, le faisant sursauter. Cela faisait une heure que les chevaliers et les soldats s’affrontaient. S’il le souhaitait, Morghan pouvait demander la permission de quitter la tribune. Il jeta un coup d’œil à Landerich : le roi fixait sur la mêlée un regard intense, qui trahissait une concentration absolue. Malgré lui, Morghan se retrouva muet. Son instinct lui soufflait que perturber la concentration de son père à cet instant serait une idée désastreuse – surtout pour solliciter le droit de se retirer.
Une deuxième heure fut sonnée, puis une troisième. Il ne restait plus qu’un tiers des participants encore en état de se battre. Les autres avaient été capturés, blessé ou, fait moins glorieux, s’étaient retrouvés terrassés par la chaleur. Ce fut peu après ce troisième coup de trompettes que les juges mirent fin au chaos. Ils s’étaient mis d’accord pour désigner l’équipe gagnante. Les points seraient ensuite ajustés selon le nombre d’otage, de pertes et la qualité du spectacle que chacun avait offert. Ceux qui avaient particulièrement attiré l’attention grâce à leurs prouesses pouvaient espérer gagner une bonne place dans le classement.
Il fallut encore plusieurs minutes pour évacuer les blessés les plus graves qui avaient été installés sur les bords de la piste. En parallèle, les médecins réquisitionnés prenaient aussi en charge les blessés plus légers. Les négociations de rançons commençaient déjà, des écuyers et des pages ne cessant de courir d’un chef d’équipe à l’autre.
Grâce à un miracle de Dieu, personne n’avait trouvé la mort sur la piste. Ceci dit, certains malchanceux risquaient de trépasser dans les heures ou les jours à venir. Même si les lames étaient émoussées, les dangers étaient nombreux et même un bouclier pouvait devenir une arme mortelle pour qui savait – ou ne savait pas – s’en servir.
Quand l’équipe gagnant eut reçu les félicitations du roi et du prince, Morghan put enfin quitter la tribune. Il se sentait faible, sa tête lui paraissait à la fois trop lourde et trop légère. Il ne désirait plus qu’une chose : se débarrasser de son équipement et rentrer au château. Il souhaitait fuir la chaleur étouffante de la piste en terre battue et retrouver la fraîcheur rassurant des pierres. Si Salvin remarqua l’humeur étrange dans laquelle il se trouvait, il ne dit rien et se contenta de l’escorter en silence.
- - -
Une fois de retour devant la porte de sa chambre, Morghan se tourna vers Salvin pour lui donner congé ; quand il croisa le regard sombre et sérieux de son valet, sa voix refusa de quitter sa gorge. Salvin savait que quelque chose n’allait pas. Morghan s’en était douté lorsque la licorne avait gardé le silence pendant qu’il s’empressait de laisser son équipement sous sa tente, puis tout au long du trajet, puis encore tandis qu’ils entraient dans le donjon, mais il en avait désormais la confirmation. Son valet attendait simplement qu’il aborde le sujet de sa propre initiative – ou le renvoie sans partager ce qui lui pesait.
Morghan détourna le regard et entra dans ses appartements sans dire un mot. Salvin referma la porte derrière eux, puis se contenta de rester là, près du mur, respectant son espace et son silence. Ce ne fut que lorsque le jeune prince tourna un regard emplit de confusion dans sa direction qu’il demanda :
— Que t’arrive-t-il ?
— Je ne suis pas sûr…
Morghan s’adossa contre la petite table de bois, fixa le bout de ses chaussures et croisa les bras. Comme si le fait de serrer ses membres contre lui l’aidait à retrouver son courage, il avoua :
— La mêlée m’a rappelé l’attaque de Chambray.
Salvin eut une moue compatissante.
— Les premiers combats laissent souvent des traces. Celui-ci était particulièrement effrayant, c’est normal d’en porter les conséquences aussi longtemps.
Morghan releva les yeux vers Salvin.
— Toi aussi, tu…
Il ne sut comment formuler sa question et la laissa en suspend. Salvin comprit ce qu’il cherchait à confirmer et hocha la tête. Lorsqu’il lui répondit, ce fut d’une voix nouée et plus grave :
— Oui. Ce n’est pas Chambray qui me hante, ce sont d’autres batailles, mais… oui.
— Comment fais-tu pour le supporter ? demanda Morghan. J’ai l’impression d’être sur le point de perdre l’esprit.
Salvin le rejoignit et s’appuya à la table à son tour. S’il ne croisa pas les bras, il frotta ses paumes l’une contre l’autre tandis qu’il déclarait :
— Je me concentre sur ce que je vois, sur ce que je perçois autour de moi. Prendre le temps de respirer lentement m’aide aussi. Et puis… Parfois, il faut savoir accepter de ne pas remporter toutes nos batailles contre notre peur. Parfois, il arrive que ce qui nous hante gagne la partie momentanément.
Le ton de Salvin avait perdu sa gravité et était devenu étrangement monocorde. Quand le prince lui lança un regard en coin, il vit que le visage de la licorne s’était transformé en un masque lisse et qu’elle fixait le mur en face d’eux, sans le voir.
Oui, Salvin comprenait bel et bien le sentiment qu’il ressentait. Lui aussi, il était hanté par des visions du passé – et quelles visions ! songea Morghan en se rappelant les quelques informations que son valet avait bien voulu lui partager.
Avant que le jeune prince ait pu trouver quoi répondre, la licorne se redressa et fit claquer ses mains. Morghan se figea sous le coup de la surprise, tandis qu’elle s’exclamait :
— Aller, viens ! Je sais ce que nous allons faire.
— Quoi donc ? demanda le jeune homme, suspicieux.
— Se rappeler que nous sommes vivants, répondit Salvin avec un sourire étrange, comme s’il se moquait de lui-même.
Chapitre 13 < - > Chapitre 15
R&L T1 - Chapitre 13
"Le Roi et la Licorne" est une œuvre protégée par les droits d'auteur.
Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.
Reproduction, modification et diffusion interdites sous quelques formes que ce soit.
Chapitre 13
Année 1026
Le banquet terminé, les invités encore en forme se réunirent une nouvelle fois dans les jardins. Ce soir, ils étaient beaucoup plus nombreux que par le passé. Beaucoup tournaient autour de sire Robin et d’Auri, mais également de Morghan et de Salvin. Ce fut l’occasion pour le jeune prince de réaliser que peu de gens avaient fait le lien entre son valet et la licorne qu’il devait monter pour le tournoi. La présentation officielle de sire Robin et d’Auri avait comblé cette lacune et nombreux étaient ceux qui souhaitaient pouvoir approcher les licornes.
Par un heureux hasard, les attroupements autour de chacun des chevaliers et des licornes étaient suffisamment espacés pour que Salvin n’ait pas à entendre ce que sire Robin pouvait dire sur le jeune Auri. Malgré tout, le regard de la licorne la plus âgée ne pouvait s’empêcher de revenir se poser sur le petit garçon. Il subissait l’attention de tous ces adultes enthousiastes avec un air neutre digne du plus éduqué des pages et Salvin se demanda ce qu’il pensait de toute cette mise en scène. Était-ce normal, pour lui ? En considérant la quantité de gens qui parlaient d’eux comme s’ils étaient des bêtes, il ne pouvait que souhaiter que la réponse soit négative – sans pour autant se faire beaucoup d’illusions.
L’attention de Salvin finit par être accaparée par la foule qui les entourait, Morghan et lui. Le prince s’était un peu agacé des questions qu’on lui posait et, quand un administrateur d’une ville de l’ouest lui avait demandé si les licornes mangeaient du foin, il avait répliqué :
— Vous savez, monsieur, vous pouvez demander cela directement à Salvin. Il a la même intelligence qu’un être humain.
— Pardonnez ma question, votre Altesse, était intervenu une autre personne, mais êtes-vous en train de dire qu’il sait parler ?
Le regard de Morghan avait failli faire éclater de rire Salvin, qui s’était alors glissé dans la conversation avec son charme habituel. D’ailleurs… Maintenant qu’il y prêtait attention, il semblait à Morghan que la licorne laissait échapper un très léger filet de magie. Cela ne ressemblait pas au pouvoir que Salvin utilisait d’habitude, c’était plus comme s’il s’entourait d’une légère brume.
Était-ce là le charme légendaire des licornes ? Leur effet sur les humains était-il donc bel et bien un produit de leur magie ? Cette idée mit Morghan quelque peu mal à l’aise, mais Salvin ne semblait pas y mettre tant de pouvoir que ça. S’ils n’avaient pas été côte-à-côte, il ne l’aurait sûrement jamais perçu. Néanmoins, il se promit d’aborder le sujet avec lui plus tard. Quand bien même il avait confiance en la licorne, il avait aussi besoin d’en savoir plus sur ce pouvoir. Ses implications pouvaient vite servir des buts peu honorables et si Salvin ne s’y abaisserait sûrement jamais, d’autres licornes pourraient être moins scrupuleuses. Même s’il était censé être immunisé contre la magie, être averti ne ferait pas de mal.
En attendant, il s’amusa à observer la manière dont Salvin conquit son auditoire, tout en se moquant gentiment d’eux. Il était en train de rire avec les autres à une blague de son valet, lorsqu’une onde agita le groupe qui les entourait. Les gens s’écartaient pour laisser passer dame Solène, accompagnée par la jeune dame Isaura. Quand la reine demanda à parler seule avec son fils et sa licorne, les personnes rassemblées s’éparpillèrent aussitôt.
Une fois sûre que les oreilles les plus proches ne risquaient pas de les entendre s’ils parlaient à voix basse, dame Solène se tourna vers Salvin. Une lueur inquiète brillait dans ses yeux bleus lorsqu’elle déclara :
— Dites-moi que cet enfant est comme vous, qu’il est beaucoup plus vieux qu’il n’en a l’apparence.
Salvin inclina poliment la tête.
— Votre Altesse, j’aimerais sincèrement pouvoir satisfaire votre requête, mais je ne suis pas un menteur.
Bras croisé, dame Isaura dit à mi-voix :
— Sire Robin parade avec lui comme s’il était un trophée… Quelle belle image de la chevalerie il nous offre là : réduire des enfants en esclavage, pour ensuite s’en servir comme arme de guerre.
Dame Solène braqua un regard sévère sur la jeune femme, qui le soutint sans fléchir pendant un instant. Son audace manifeste fit réviser son jugement à Morghan : dame Isaura n’était docile avec personne, pas même la reine. Elle avait néanmoins un certain sens de la politesse, car elle finit par s’incliner devant dame Solène.
— Pardonnez mon emportement, votre Altesse.
Le regard bleu de dame Solène pesa encore un peu sur elle. Morghan n’était pas certain de comprendre ce qui était en train de se jouer entre les deux femmes, aussi il resta sagement silencieux. La reine finit par détourner son attention d’Isaura pour la tourner vers son fils.
— Morghan, je suis venue te demander de rester à ta place. La situation est scandaleuse, en effet, mais Landerich a déjà donné son approbation. Avec les difficultés que soulève l’organisation du tournoi et l’hébergement des invités, il n’est pas au meilleur de son humeur. Si d’aventure tu le provoquais, les conséquences pourraient être dramatiques.
Morghan s’étonna de l’avertissement de sa mère, mais il s’inclina sans chercher à discuter. Il ne comptait pas provoquer ouvertement son père, simplement trouver une solution pour éviter à Auri de se retrouver dans un milieu où il n’avait pas sa place.
Juste avant de tourner les talons, la reine regarda Salvin.
— Cela vaut pour vous aussi, Salvin. Je vous prierais de ne pas faire prendre de risques à mon fils.
Dans un éclair de compréhension, Morghan réalisa que sa mère avait dû sentir ce qui s’était produit pendant les présentations. Elle avait dû percevoir la magie de Salvin et l’effet de l’intervention de son fils. Elle avait prononcé sa demande – son ordre – sur un ton beaucoup trop sérieux et concerné pour que ça ne soit qu’une simple précaution.
Dans la mesure où ils n’avaient aucune idée de ce que pouvait bien être la reine, Salvin n’avait jamais pu se prononcer sur ce qu’elle était capable de percevoir ou de faire. Si Morghan ne se trompait pas, ils avaient désormais un début de réponse.
Il y eut un instant de flottement et Morghan crut que Salvin allait oser refuser la requête de sa mère. Ils avaient plusieurs paires d’yeux qui les observaient et qui devaient tenter de deviner le sujet de leur conversation. Les plus rompus à l’exercice avaient sans doute déjà compris la dynamique de leurs échanges, s’ils n’avaient pas également deviné le sujet de leur discussion. Finalement, la licorne s’inclina à son tour.
Si dame Solène les quitta, dame Isaura resta avec eux. Une fois la reine occupée avec un autre groupe, la jeune femme se rapprocha de Morghan. À la grande surprise de celui-ci, elle passa une main à son coude et lui dit :
— Personne ne m’a interdit quoi que ce soit, alors je vous propose d’aller me présenter à sire Robin.
Morghan fronça aussitôt les sourcils et ne bougea pas d’un poil.
— Pourquoi ?
— Pour prendre la mesure de notre adversaire.
— Notre adversaire ? releva le prince.
— Eh bien, il me semble que nous avons tous les trois le même but : protéger le petit.
Morghan hésita. Sa mère venait à l’instant de lui dire de ne pas faire de vague et il estimait avoir déjà suffisamment attiré l’attention sur lui ce soir. La proposition de dame Isaura, bien que tentante, n’était pas sans danger, d’autant plus qu’il la connaissait à peine et qu’il n’était pas certain de pouvoir lui faire confiance.
La jeune femme renchérit alors :
— Si vous ne m’accompagnez pas, j’irai me présenter seule. Cela ne m’effraie pas.
Le geste aurait été d’une audace et d’une vulgarité sans nom. Morghan ouvrit de grands yeux et comprit qu’elle était sérieuse lorsqu’elle se contenta d’une moue qui voulait dire « Alors ? ». Il capitula enfin, avec un soupir. Il ne pouvait décemment pas laisser la fille de sire Arthaud aller au-devant des ennuis de la sorte.
Tandis qu’il approchait de sire Robin avec la jeune dame au bras et Salvin quelques pas derrière eux, Morghan eut bien conscience des regards qui se tournèrent dans leur direction. Quoi que dame Isaura ait prévue, elle aurait droit à l’attention d’un public avide d’y assister.
Les gens qui entouraient sire Robin s’écartèrent devant eux. Ils échangeaient des murmures excités, enthousiastes à l’idée d’une nouvelle rencontre entre le prince, le chevalier et les deux licornes. Morghan les ignora et dit :
— Sire Robin, permettez-moi de vous présentez dame Isaura, la fille de sire Arthaud.
Sire Robin adressa un sourire agréable à la jeune femme et la salua en déclarant :
— Ma dame, les exploits de votre père pendant les guerres ont bercé mon enfance.
— Je vous remercie, sire Robin. Les rumeurs sur vous ne sont pas en reste non plus. Il paraît que vous avez mené quelques raids contre Anjou, l’an passé ?
Le sourire du chevalier se teinta de fierté, alors qu’il répondait :
— Effectivement ! Ma dame est bien renseignée.
Isaura lui sourit en retour, avant de couler un regard à Morghan et de hausser les sourcils. Son expression, presque timide, était à cent lieues de l’assurance qu’elle avait montrée jusque-là. Le prince hésita, incertain et déstabilisé, avant de comprendre ce qu’elle attendait.
— Dame Isaura s’intéresse aux licornes, dit-il. Elle aurait souhaité en savoir plus sur la vôtre.
Le regard de sire Robin s’éclaira aussitôt. Le sujet de sa licorne l’emplissait manifestement d’une satisfaction que les compliments sur ses faits d’armes étaient loin d’égaler.
— Avec joie ! s’exclama-t-il, avant de faire signe à Auri de venir à son côté.
L’enfant obéit, le regard baissé vers le sol. Le chevalier posa une main sur son épaule et expliqua :
— La mère d’Auri a été acheté à Landerich pour servir de monture à ma sœur, il y a bientôt quinze ans. Elle a été très docile et agréable pendant quelques années, puis elle a été engrossée. Personne n’a jamais réussi à savoir qui était le père, si elle avait réussi à faire tomber un humain dans ses filets ou si un étalon était passé par là. Toujours est-il qu’une fois le poulain né, sa nature démoniaque a malheureusement repris le dessus. Elle a tenté de s’enfuir et a tué plusieurs soldats dans la manœuvre. Mon père a dû la faire abattre. Elle était si redoutable et déchaînée qu’il a fallu une dizaine d’hommes armés pour réussir à la tuer. Le sort du poulain est resté incertain pendant un moment, mais mon père avait payé sa mère trop cher pour accepter de se débarrasser également de lui. Il a donc décidé de garder le poulain pour moi, pour me l’offrir en cadeau lorsque j’ai eu l’âge de débourrer mon propre cheval.
Sire Robin posa un regard affectueux sur Auri, avant d’ajouter :
— Ça fait maintenant trois ans que j’ai commencé son dressage. C’est un bon garçon, il apprend vite et bien. Je suis juste déçu qu’il ait passé toute son enfance sous sa forme animale, cela l’a rendu quelque peu lent sur les subtilités des choses humaines. Par exemple, il ne sait pas parler et je suis à peine certain qu’il comprenne vraiment notre langue. Je crois que votre Altesse n’a pas ce problème avec sa licorne, me trompé-je ?
Morghan dut prendre une inspiration avant de pouvoir répondre. Il avait cessé de respirer, choqué, à partir du moment où sire Robin avait nonchalamment évoqué la mort de la mère d’Auri. Il avait été d’autant plus horrifié par la manière dont le chevalier avait énoncé qu’Auri ne devait sa vie qu’au prix auquel avait été payée sa mère. Sire Robin mentionnait tout cela comme si ça n’avait qu’une importance relative, comme si l’enfant ne se trouvait pas juste à côté de lui.
La seule chose qui avait permis à Morghan de garder un air neutre, c’était la main de dame Isaura qui s’était resserrée sur son avant-bras. Il devinait également que, derrière eux, Salvin ne devait pas être plus calme. Il fallait à tout prix qu’il empêche ces deux-là de prononcer une parole malheureuse.
— Je n’ai pas ce problème, en effet. J’ai plutôt le souci inverse. Heureusement qu’un cheval ne peut pas parler, sinon je crois bien que Salvin ne s’arrêterait jamais.
Il se détesta en prononçant les deux dernières phrases. Elles lui étaient venues spontanément, il n’avait réalisé ce qu’il disait qu’une fois qu’elles avaient été prononcées et, l’espace d’un instant, il lui avait semblé entendre la voix de son père plutôt que la sienne. Cependant, il avait bien conscience du public qui les scrutait et il savait que s’il était trop froid et réservé, cela donnerait lieu à des rumeurs plus folles les unes que les autres. Plus il suivrait le mouvement et se plierait à l’atmosphère de l’instant, moins les gens garderaient cette discussion en mémoire.
Dame Isaura, sur un ton qui ne trahit rien d’autre qu’un timide intérêt, demanda alors :
— Si vous me permettez, sire Robin, quel âge a-t-il ?
— Onze ans, ma dame, mais ne vous fiez pas à son apparence humaine. C’est ainsi que les licornes se camouflent : en se drapant d’une illusion qui attendrit le cœur des humains. Certains se parent de beauté, d’autres d’innocence. Auri est un adulte au sein de son espèce.
— Oh ? Vraiment ? s’exclama Isaura, avec un air fasciné. C’est incroyable !
Morghan sentit son estomac se nouer. Il ne connaissait pas la jeune femme depuis longtemps, mais il avait l’habitude des mondanités. Le rythme que prenait cette conversation indiquait que dame Isaura arrivait à l’apogée de son jeu d’actrice et qu’elle était sur le point d’exécuter l’idée qu’elle avait en tête dès le moment où elle avait demandé à Morghan de la présenter au chevalier.
— C’est pourtant la vérité, commença à dire sire Robin.
Il allait poursuivre, mais dame Isaura le coupa en se tournant en partie vers Salvin.
— Salvin, très cher, vous pouvez confirmer ?
Morghan se figea à nouveau. Il lui sembla que le volume des conversations autour d’eux diminua de moitié et il aurait mis sa main à couper que le nombre d’oreilles qui les épiaient avait doublé. Il réfléchit furieusement à ce qu’il pouvait faire pour éviter que sire Robin ne soit mis dans une position délicate devant tout le monde, mais Salvin fut plus rapide que lui. La licorne s’inclina et répondit :
— Sauf votre respect, ma dame, il me semble plus sage de ne pas répondre à votre question.
— Je comprends, ne vous en faites pas. Bien, je ne sais pas ce qu’en pense votre Altesse, mais il me semble que nous avons suffisamment accaparé sire Robin pour la soirée. Il y a encore plusieurs personnes que j’aurais souhaité rencontrer !
Morghan et Robin échangèrent le même regard perplexe. Dame Isaura avait rebondi si vite suite à la réponse de Salvin que personne n’avait eu le temps d’y réagir. À présent, elle bousculait les protocoles avec son meilleur air naïf et, après avoir salué l’autre chevalier, elle entraîna Morghan à sa suite. Elle agissait de la sorte certainement pour que sire Robin n’ait pas le temps de contester la réponse de Salvin, mais ça n’en restait pas moins déstabilisant.
Une fois suffisamment éloigné du chevalier, Morghan se permit de souffler :
— Vous êtes fourbe.
Dame Isaura s’arrêta et le relâcha pour le regarder en face. Elle arborait un sourire qui disait toute sa satisfaction.
— Votre Altesse me voit ravie de ce compliment. Votre licorne n’était pas mal non plus.
Salvin s’inclina à la manière des comédiens de théâtre, ce qui fit rire la jeune femme. Morghan secoua la tête et dit à son valet :
— Je t’avouerai que j’ai bien cru que tu allais le tourner ouvertement en ridicule.
— Je t’avouerai que j’y ai songé, admit Salvin, mais ça aurait cruellement manqué de finesse et je ne voulais pas gâcher la magnifique prestation de cette jeune dame.
Morghan dut réprimer son envie de lever les yeux au ciel lorsque Salvin sourit à dame Isaura. Cependant, la licorne retrouva son sérieux dans la seconde qui suivi et déclara :
— Tout cela ne change pas grand-chose à la situation.
— Les gens sont désormais au courant qu’il n’est qu’un enfant, le contredit la jeune femme. Ils y réfléchiront cette nuit, ce sera parmi les murmures de demain et le sujet reviendra à chaque fois qu’ils le verront. Cela pourrait simplifier notre tâche par la suite.
Salvin secoua la tête.
— Il faudra plus que quelques indignés pour convaincre Robin.
— Nous verrons bien, intervint Morghan. Il nous reste encore quelques jours devant nous.
— Il n’a pas relevé les yeux une seule fois, murmura alors dame Isaura, son regard noisette posé sur Auri.
Malgré eux, Salvin et Morghan se tournèrent également vers le garçon. Le jeune prince avait l’impression qu’Auri ne semblait pas vraiment prêter attention à ce qui l’entourait. Il paraissait subir la situation, attendre qu’elle passe, qu’on lui donne le droit de s’échapper. La main de sire Robin devait peser bien lourd sur son épaule.
— Puis-je me retirer ? demanda alors Salvin.
Morghan hocha aussitôt la tête et interpela un des gardes qui surveillaient les jardins. L’homme fut chargé de raccompagner Salvin jusqu’à son enclos. Tandis que le duo s’éloignait, dame Isaura demanda sur un ton tellement distrait qu’il fallut une bonne seconde pour que Morghan comprenne ce qu’elle venait de dire :
— Pensez-vous qu’ils passeront la nuit ensemble ?
Elle avisa le regard scandalisé de Morghan et agita une main.
— Oh ! Cessez donc avec cet air. Je suis assez grande pour savoir ce que font les licornes avec les humains qu’elles croisent.
— C’est juste que… Je n’ai jamais discuté de choses aussi crues avec une dame.
D’ailleurs, excepté avec Salvin lorsqu’il lançait ses traits d’humour douteux, il n’en avait jamais vraiment parlé avec qui que ce soit.
— Mon cher Morghan, j’ai un frère de lait, qui a lui-même quatre frères. Au grand désespoir de ma tutrice et de notre nourrice, ils ont depuis longtemps réduit à néant mon innocence de jeune fille.
Cela, il avait pu le constater. Il comprenait désormais d’où venaient la plupart des rumeurs à son sujet. Elle n’était pas à proprement parler mal élevée ou grossière, elle savait pertinemment où se trouvaient les limites de la bienséance, elle avait juste l’audace de les franchir lorsqu’elles ne l’arrangeaient pas.
— Je tâcherai de m’en rappeler, fut la seule réponse qu’il trouva à lui offrir.
— Merci.
Elle lui lança un regard en coin, puis sourit.
— Votre Altesse est tout de même comique lorsqu’elle est indignée.
— Vous n’êtes pas la première personne à me le dire, grommela Morghan.
— Salvin ?
— Lui-même.
— Vous vous tutoyez l’un l’autre.
C’était une remarque plutôt qu’une question, mais elle semblait attendre une réaction de sa part. Après un regard perplexe, Morghan comprit où elle voulait en venir et répliqua aussitôt :
— Il tutoie également d’autres gens. Cela n’est pas exceptionnel et ne signifie rien de particulier.
— Donc lui et vous… ?
— Non !
Comment une idée pareille avait-elle pu venir à dame Isaura ? Sa relation avec Salvin n’avait rien d’ambigu. De plus, il était certain que la licorne le voyait comme un gamin. Tout était clair, entre eux. Alors d’où lui venait cette insinuation aussi audacieuse ?
— Pardonnez ma curiosité, dit dame Isaura. J’ai simplement trouvé étrange qu’un valet soit aussi proche de son maître, et que cette affection soit réciproque.
— Que voulez-vous dire ?
— J’ai vu votre regard, lorsqu’il a demandé à partir. Vous vous inquiétez pour lui, or tous les maîtres ne se préoccupent pas ainsi du bien-être de leurs domestiques.
Morghan détourna les yeux. La conversation commençait à prendre un tour beaucoup plus intime et il n’était pas certain de vouloir s’engager sur ce terrain avec une inconnue. Il finit par répondre succinctement :
— Il m’a sauvé la vie et m’est d’un grand soutien. Lui rendre la pareille est le moins que je puisse faire.
— Vous le considérez comme un ami ?
— C’est compliqué, soupira Morghan, mais je me plais à penser que si mon père n’en avait pas fait mon esclave, c’est ce que nous serions.
— Si vous me permettez, je pense que vous compliquez tout seul des choses pourtant simples, répliqua dame Isaura. Salvin ne me paraît pas être de ceux à qui n’importe qui peut imposer n’importe quoi. Je me trompe peut-être, après tout je ne vous connais pas, mais il m’a semblé qu’il était à vos côtés par choix.
— Peut-être, fut tout ce que Morghan réussit à répondre.
Il avait voulu garder la conversation à un niveau moins personnel, mais ils se retrouvaient malgré tout à parler de choses que Morghan n’avait abordé avec personne d’autre auparavant. Il était désormais quelque peu mal à l’aise et chercha une manière de détourner plus franchement la conversation.
— Ma dame, je vous propose de nous mettre en quête de ma mère. Si mes parents et nos invités me voient négliger mes devoirs en accordant toute mon attention à une seule personne, cela n’aura pas grande importance qu’il s’agisse de la fille de sire Arthaud. J’en entendrais parler jusqu’à la fin de l’année.
Dame Isaura sourit et acquiesça :
— Vous avez raison. Ouvrez donc la marche, je vous suis.
Soulagé, Morghan ne se le fit pas dire deux fois.
Chapitre 12 < - > Chapitre 14
R&L T1 - Chapitre 12
"Le Roi et la Licorne" est une œuvre protégée par les droits d'auteur.
Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.
Reproduction, modification et diffusion interdites sous quelques formes que ce soit.
Chapitre 12
Année 1026
Au cours de l’été suivant eu lieu le premier grand tournoi auquel Morghan fut autorisé à participer. Les trompettes avaient été envoyées au début du printemps, clamant la grande valeur des prix : divers bracelets, pierres précieuses, étoffes et pièces d’or que Landerich avait fait sortir de ses coffres. Les messagers avaient également eu pour tâche de vanter les prouesses du prince monté sur la licorne qu’il avait domptée. Cette ligne fit soupirer Morghan et beaucoup rire Salvin.
Le valet cessa de rire lorsque les premières réponses leur parvinrent et que l’une d’elle se révéla être un défi. Un des chevaliers, sire Robert dit Robin, viendrait sur le dos de sa propre licorne et souhaitait se mesurer à Morghan. Jusqu’à présent, si le prince avait été autorisé à participer, ça n’était que pour le spectacle. La licorne était considérée comme un trop grand avantage, sa prestation ne lui rapporterait donc aucun point. Il servirait surtout à ouvrir les différentes épreuves et à amuser la foule en jouant le rôle de l’ennemi final lors des joutes. Le fait qu’un adversaire digne d’eux se manifeste changeait tout !
Les organisateurs et les juges du tournoi sautèrent sur l’occasion. Ils révisèrent les jeux et spectacles pour que les deux licornes puissent s’affronter dans une catégorie qui leur serait propre. Landerich avait trouvé l’idée divertissante et n’avait pas attendu pour donner son accord.
Ainsi, trois mois avant la date du tournoi, Morghan s’était retrouvé à devoir constituer une équipe de mêlée. Ce fut tout naturellement qu’il se tourna vers sa compagnie. Les chevaliers qui la composaient avaient déjà exprimé leur souhait de participer aux jeux des tournois. Quant aux soldats, ils y virent une occasion de grappiller du butin intéressant.
Il ne leur fallut qu’une seule séance d’entraînement pour réaliser à quel point ils étaient loin d’être compétents à l’exercice de la charge. Sans réellement se concerter, sire Edmond et Salvin se retrouvèrent à prendre les choses en main ensemble. Le chevalier et la licorne formaient un duo diablement efficace et ils étaient aussi intransigeants l’un que l’autre.
Les nouveaux arrivés au sein de la compagnie semblèrent avoir un peu de mal à accepter l’idée de se retrouver sous les ordres d’une licorne. Cependant, comme la majorité de leurs hommes écoutait Salvin et que tous respectaient profondément sire Edmond, les protestations furent rares et bien vite de l’histoire ancienne.
- - -
Au cours de ces quelques mois, Salvin et Morghan eurent également l’occasion de tester les étranges capacités du garçon en ce qui concernait la magie. Après un petit nombre d’expériences, il s’avéra que Salvin ne pouvait pas l’utiliser directement sur Morghan, ni y avoir accès si le prince le touchait. S’ils étaient séparés par quelques épaisseurs de tissus, l’effet inhibiteur de Morghan ne se manifestait pas – ce qui expliquait que Salvin ne s’était pas rendu compte de cette particularité plus tôt : la selle, le tapis et les vêtements de Morghan l’avait protégé jusque-là.
Concernant les autres utilisations possibles de la magie, l’immunité de Morghan était plus aléatoire. Un feu allumé par magie pouvait le brûler, mais il était capable de passer à travers les sorts de protection apposés sur un objet comme s’ils n’existaient pas. Ceci dit, si le sort de protection en question se révélait de nature explosive, Morghan y était tout aussi sensible que le feu – ils s’en étaient rendu compte suite à la découverte d’une lettre étrange, et manifestement ensorcelée, dans la correspondance du prince. Ils testèrent également les sorts qui s’appliquaient aux périmètres, comme les cercles de silence, et s’ils fonctionnaient quand Morghan se trouvait à l’intérieur, il suffisait que le jeune prince touche Salvin ou bien entre en contact avec la limite du sort pour que ce dernier disparaisse.
Salvin avait également fait quelques tests en utilisant sa propre énergie vitale plutôt que la magie. Il s’avéra que si Morghan ne percevait pas l’énergie, il y était en revanche tout aussi sensible que le premier être vivant venu.
— Du coup, déclara Salvin après qu’ils eurent fini leurs derniers essais, il vaut mieux que j’utilise mon énergie plutôt que la magie lorsque tu es dans les parages.
Morghan avait voulu lui demander plus de détails sur la différence entre la magie et l’énergie, mais un jeune serviteur vint les trouver au même instant. Le prince était attendu dans le bureau de son père et devait s’y rendre immédiatement.
- - -
Cette entrevue marqua le début d’une longue série de réunions, qui dura jusqu’au tournoi. Ces rendez-vous avaient pour but de rassembler le roi, ses conseillers, ainsi que les juges et les organisateurs du tournoi afin de planifier les derniers détails ; car l’ampleur de l’évènement transformait la moindre broutille en catastrophe probable. Plusieurs centaines de personnes avaient répondues présentes. Plus de quatre cents gens d’armes participeraient à la mêlée, dont plus de deux cents chevaliers. Ces derniers participeraient ensuite aux jeux et aux joutes. Si certains soldats se faisaient remarquer par les juges, il était possible qu’ils soient autorisés à se joindre aux chevaliers pour les épreuves qui suivraient la mêlée. S’ils se distinguaient suffisamment, il était possible que le roi ou un des chevaliers les plus estimés acceptent de les adouber. Cet honneur avait beau être rare, nombre de soldats étaient prêts à tout pour tenter d’y avoir droit.
Au vu du nombre de participants, il fut aisé pour Morghan de se rendre compte que son équipe serait celle compterait le moins de chevaliers. Mais, comme le déclara sire Edmond lorsqu’il aborda le sujet avec lui, ils feraient partie des rares qui avaient eu le luxe de pouvoir s’entraîner ensemble aussi régulièrement. Leurs soldats étaient également des gens déterminés et expérimentés. Les plus anciens n’avaient rien à envier aux chevaliers, loin de là.
Les premiers invités arrivèrent quelques semaines avant le début du tournoi et Morghan ne put continuer à s’entraîner avec son équipe. Il était attendu qu’il participe aux présentations officielles, aux interminables banquets, aux nombreuses danses et qu’il s’occupe de divertir les invités. Heureusement, il n’était pas complètement seul : sire Edmond, en tant que seigneur des Ormes, était lui aussi contraint de se plier à ces cérémonies. Les autres chevaliers, en tant que fils ou frère de seigneur, se retrouvaient ponctuellement obligés de les imiter. Malheureusement pour eux, comme les invités se devaient d’être à l’honneur, ils ne pouvaient se permettre de se retrouver et de se regrouper trop longtemps. Il était attendu de tous qu’ils naviguent de groupe en groupe, afin de s’assurer que personne ne s’ennuie – mais aussi de tisser des relations, de renforcer les liens entre les domaines, de tendre l’oreille aux ragots…
Morghan eut de plus en plus l’impression que ses journées s’écoulaient au ralenti, devenant de plus en plus épuisantes. Il avait grand hâte que le tournoi commence.
- - -
Quelque temps avant la journée d’ouverture, la rumeur se répandit que sire Arthaud avait autorisé sa fille unique à le rejoindre. Morghan ne la connaissait que les histoires racontées à son sujet : plus jeune que lui d’une année, on la décrivait volontiers comme laide et malchanceuse. Sa mère était morte à sa naissance, elle était rousse et elle n’avait aucun sens des conventions. D’aucun disait qu’elle attendait que son père ait le dos tourné pour voler les habits de son frère de lait et se comporter en garçon. Si elle n’avait pas été la fille d’un chevalier honorable et respecté, beaucoup l’auraient déjà ouvertement accusée de sorcellerie.
Connaissant la propension de la cour à déformer les faits, Morghan ne s’était attendu à rien de particulier. Bien lui en prit, car lorsque sire Arthaud avait remonté l’allée centrale de la salle d’audience pour leur présenter officiellement la jeune dame Isaura, le prince put constater qu’elle ne ressemblait en rien à ce qu’il avait pu entendre. Certes, elle était rousse, mais c’était la seule chose que les récits avaient eu de juste. Elle n’avait rien d’une sorcière perfide et brute qui prenait l’apparence d’un garçon. Bien au contraire, sa constitution était presque trop délicate par rapport aux canons de beauté de la cour. Elle faisait frêle et fragile, presque une enfant – impression renforcée par son front trop petit et ses grands yeux.
Une fois les présentations du jour terminées, Morghan chercha Salvin du regard pour l’inviter à le rejoindre, afin qu’ils gagnent la salle du banquet ensemble. Le valet se tenait sagement près du mur, comme il en était d’usage pour les serviteurs, et posait un regard pensif, intrigué, sur la fille de sire Arthaud. Morghan fronça les sourcils, mais il ne s’agissait pas de l’air coquin habituel que Salvin arborait lorsqu’il découvrait une fille à son goût. Malgré tout, le jeune prince se résolut à mettre les choses au clair avec son valet le plus rapidement possible : il s’agissait de la fille unique du chevalier qui était le bras droit de son père. Il n’avait pas intérêt à tenter quoi que ce soit !
- - -
Au fil de la soirée, la salle du banquet se vida progressivement et, tandis que les sages se retiraient pour dormir, les couche-tard s’éparpillèrent dans les jardins pour profiter de la fraîcheur de l’air. En tant que fils de l’hôte et prince, et malgré sa fatigue, Morghan suivit l’exemple des seconds.
Les discussions tournaient autour des potins et des ragots, des dernières petites histoires de cœur de certains seigneurs ou fils de seigneur, des folies de certaines dames. Morghan réussit à faire bonne figure quelque temps ; mais il finit par se rendre compte qu’il n’écoutait absolument pas ce que lui racontait le jeune homme en face de lui. Alors qu’il cherchait une excuse pour mettre fin à la conversation, il avisa dame Isaura, à quelques pas, qui attendait sagement son tour pour l’approcher. Curieux de savoir ce que la jeune fille lui voulait, surpris de la voir seule, sans la compagnie de son père ou d’une autre dame, il s’excusa auprès du chevalier et se rapprocha d’elle.
— Ma dame, je suis heureux de vous croiser à nouveau, dit-il en guise de salut.
Elle lui adressa un sourire amical et s’inclina légèrement, avant de répondre :
— Moi de même, votre Altesse.
Puis, après une pause polie, elle continua :
— Si votre Altesse me le permet, j’aurais souhaité lui poser une question.
— Je vous en prie.
— Les rumeurs disent que votre valet serait une licorne. Est-ce la vérité ?
Morghan jeta un coup d’œil à Salvin, qui se tenait non loin de là, en retrait mais à portée d’oreille.
— C’est la vérité, confirma-t-il.
— Les autres dames parlaient d’un étalon superbe, avec une robe de velours noire piquetée d’argent. Elles ont oublié de mentionner le fait qu’il est aussi séduisant sous sa forme humaine.
Morghan, pris de court, ne put que cligner des yeux avec un air de poisson hors de l’eau. Salvin, de son côté, décida que cette déclaration était une invitation à les rejoindre et se rapprocha. Il dit ensuite à mi-voix :
— Ma jeune dame, tout est bon pour tenter ces pauvres âmes humaines et les pousser à arpenter de sombres chemins.
Morghan crut qu’il allait s’étouffer devant l’audace de Salvin, qui ne cherchait même pas à masquer sa tentative de séduction, mais avant qu’il ait seulement pu ouvrir la bouche, dame Isaura répliquait :
— Oh, vraiment ? Vous me rendez curieuse. Je me demande ce que ce serait, de chevaucher une licorne…
Le sourire de Salvin s’agrandit, pendant que Morghan cessait tout bonnement de respirer. Il commençait à comprendre pourquoi sire Arthaud avait tenu sa fille tout ce temps loin de la cour, ainsi que la provenance de certaines rumeurs. Quelle était cette scène, qui se jouait sous ses yeux ?! Son valet et la fille d’un chevalier respectable qui flirtaient crûment au milieu de la foule d’invités venus pour le tournoi…
Mais il n’était pas au bout de son indignation, ni de sa surprise. Salvin réussit l’exploit d’enfoncer le clou en déclarant :
— Hélas, c’est un privilège qui ne revient qu’à notre Altesse adorée ! Mais qui sait : peut-être pourrions-nous envisager une exception pour vous, charmante dame ?
— Ça suffit, gronda Morghan, maintenant proprement mortifié. Tiens-toi correctement ! C’est à la fille de sire Arthaud, que tu t’adresses !
— Eh, je suis parfaitement courtois, protesta Salvin.
— Parfaitement, renchérit dame Isaura, une lueur malicieuse et amusée brillant dans ses yeux noisette.
Morghan cilla à nouveau. Seigneur, dans quel traquenard venait-il de tomber ? À quoi ces deux-là étaient-ils en train de jouer ? Il n’eut néanmoins pas l’occasion d’intervenir plus en avant que dame Isaura eut un petit geste de la main et dit :
— Je vous prie de m’excuser, votre Altesse. Loin de moi l’idée de vous ignorer au profit de votre licorne.
— Il… il n’y a pas de mal.
Enfin ça, il n’en était pas certain. Aucune femme qu’il avait pu croiser par le passé ne s’était comportée de cette manière. Ceci dit, il en avait rencontré la majorité alors qu’elles entouraient la reine et, toute audacieuse qu’elle soit, Morghan doutait que dame Isaura aurait osé tenir un discours pareil devant dame Solène.
— Isaura ! appela alors une voix grave.
Il s’agissait de son père. Sire Arthaud les rejoignit, fit les gros yeux à sa fille qui, elle, prétendit ne rien avoir remarqué. Après avoir jeté un coup d’œil à Salvin, puis Morghan, le chevalier s’inclina devant ce dernier.
— Veuillez nous excuser, votre Altesse, mais il se fait tard. Ma fille a chevauché quelques heures pour arriver ici à temps et elle a désormais besoin de repos.
— Je vous en prie, sire Arthaud. Ma dame, les salua Morghan.
— Votre Altesse, répondit dame Isaura, avec une petite révérence.
Elle glissa ensuite sa main au creux du coude de son père et ils quittèrent ensemble les jardins. Morghan, encore perturbé par la discussion qu’il venait d’avoir, faillit sursauter quand Salvin lui souffla :
— Cette jeune fille a piqué mon intérêt.
Morghan grimaça :
— Ne parle pas d’elle ainsi, c’est indécent.
— Oh. Te plairait-elle ?
Le prince croisa les bras et lança un regard en coin à la licorne.
— Non, pas spécialement.
— Alors tu ne verrais pas d’inconvénient si je…
— Salvin ! l’interrompit Morghan.
La licorne prit un air surprit.
— Oui ?
— Tu as sept siècles de plus qu’elle !
— J’ai sept siècles de plus que la totalité des êtres humains actuellement en vie. Si l’âge devait être un critère, autant me faire moine.
Puis Salvin croisa les bras à son tour et fit remarquer :
— Ça ne t’a pas dérangé lorsque je plaisantais de la même manière au sujet des servantes et des soldats.
— Dame Isaura n’est ni une servante ni un soldat, répliqua Morghan.
Salvin haussa les sourcils.
— La valeur d’un être humain dépendrait donc de la présence ou de l’absence de statut ?
Réalisant le manque de discernement dont il avait fait preuve en choisissant sa répartie, Morghan détourna le regard, un peu rouge de honte. Ce n’était pas honorable de sa part que d’avoir sous-entendu une telle chose. Pourtant… c’était effectivement la vérité. Une femme sans statut n’avait qu’une valeur limitée aux yeux de la noblesse.
Pris entre la vision qu’on lui avait inculquée et le changement de perspective subitement provoqué par Salvin, Morghan finit par secouer la tête.
— Ce n’est pas le sujet. Dame Isaura est la fille du bras droit de mon père. À moins que tu ne souhaites finir sur le bûcher, tu devrais te tenir tranquille en sa présence.
Salvin attarda son regard sombre sur lui un instant, avant de laisser filer un sourire. À aucun moment il n’avait eu l’intention de sous-entendre quoi que ce soit de réellement indécent impliquant la jeune femme. Morghan l’avait coupé avant d’avoir la fin de sa taquinerie et il avait tiré cette conclusion tout seul. C’était tout de même amusant de le voir s’indigner de la sorte.
— Je t’embête, ne t’en fait pas. Elle est à peine sortie de l’enfance. Je suis peut-être une licorne, mais je ne suis pas dépourvu de sens moral.
Morghan se détendit un peu. Il commençait à avoir l’habitude de l’humour douteux de Salvin ; tout comme ses accès de sérieux et de sincérité. Il disait la vérité, lorsqu’il annonçait n’avoir aucune intention déshonorable envers dame Isaura.
— Dans son cas à elle, je ne suis pas certain qu’il s’agissait d’humour, fit-il ensuite remarquer.
— Oh, si ! Mais c’était de moi qu’elle se moquait.
— Que veux-tu dire par là ?
— Que la petite est très loin d’être aussi naïve qu’elle s’en donne l’air.
Cette réponse n’était pas plus claire que la précédente, mais Morghan renonça à l’idée d’insister. Il avait passé suffisamment de temps seul avec son valet et il restait encore des invités dans les jardins. Il ne pouvait se permettre de laisser croire qu’ils les délaissaient pour la compagnie d’un serviteur. Après un bref soupir, il replongea dans le bain des mondanités.
- - -
Les premières équipes de chevaliers et de soldats arrivèrent une semaine avant le début du tournoi. Seuls les nobles les plus titrés furent hébergés au château. Pour les autres, des champs en jachère avaient été mis à disposition afin qu’ils y installent leurs tentes. Ces champs étaient situés tout autour de l’endroit où avaient été dressées l’arène et les estrades du tournoi, et il sembla bientôt qu’une petite ville poussait progressivement hors de terre.
La majorité des seigneurs les plus importants étaient venus : sire Edmond, évidemment, mais aussi le chancelier seigneur Bernard, sire Yvain frère aîné de sire Gabin, ou encore sire Théobald, frère aîné de sire Gabriel. Sire Louis, le ministre dont dépendait la compagnie de Morghan, était également présent, tout comme sire Richard, le père de sire Léon. Il ne manquait à l’appel que sire Geoffroy, le ministre responsable des relations diplomatiques, et l’autre sire Richard, seigneur de Vernou-sur-Brenne, Nazelles et Chançay entre autres villes.
Sire Robin et sa licorne arrivèrent en fin de journée. Morghan et Salvin décidèrent d’aller prendre la mesure de leurs adversaires en se rendant sur le site où ils devaient camper ces prochains jours. Ils s’arrêtèrent sur une petite butte, Morghan monté sur le dos de Salvin, sans se rapprocher. Comme sire Robin et lui étaient rivaux, ils seraient présentés l’un à l’autre officiellement au cours du banquet de ce soir.
Sire Robin avait sensiblement le même âge que Morghan, mais il était plus grand et plus solidement bâtit. Ses cheveux châtains, presque blonds dans la lumière du soleil couchant, le rendait curieusement assortit à la robe isabelle de sa licorne. Celle-ci avait un crin sombre et parsemé de paillettes argentées, comme celui de Salvin, mais la ressemblance s’arrêtait là. Autrement, elle était beaucoup plus fine que Salvin, sa corne était plus courte et le tout lui donnait l’air plus jeune. Si Salvin donnait l’impression d’une statue de velours et d’argent, l’autre licorne semblait être une flèche d’or et d’acier.
Morghan était encore en train d’essayer d’estimer le nombre d’hommes qui accompagnaient sire Robin quand il sentit le dos de Salvin se crisper. Son valet porta son poids sur une jambe, puis l’autre, les oreilles plaquées en arrière. Quelque chose, dans la scène qui se jouait sous leurs yeux, ne lui plaisait vraiment pas. Était-ce la manière dont sire Robin avait attaché sa licorne avec les autres chevaux ?
Quand Salvin tourna finalement la tête vers lui, Morghan dit :
— Rentrons. Tu m’expliqueras une fois au château.
La licorne cligna des yeux, puis fit demi-tour au trot. Monté à cru, Morghan fut un peu secoué, d’autant plus que Salvin se souciait plus de la vitesse que d’amortir sa foulée, mais il ne protesta pas. La tension dans les pas de son valet lui suffisait pour deviner que Salvin faisait son possible pour ne pas partir à pleine vitesse.
Une fois de retour dans l’enclos, Morghan eut tout juste le temps de ranger le tapis et la sangle qu’ils utilisaient lorsque le prince montait sans équipement que Salvin avait déjà repris forme humain. Il émergea de l’abri avec à peine ses bas d’enfiler et passa sa chemise par-dessus sa tête tout en disant, essoufflé :
— On ne peut pas affronter sire Robin et sa licorne.
Son regard, lorsque sa tête réapparut de derrière le tissu, était grave et inquiet.
— Pourquoi ?
— Cette licorne, c’est un gamin !
Morghan se figea un instant sous l’effet de la surprise, puis de l’horreur.
— Tu en es sûre ? demanda-t-il à voix basse.
La question était surtout rhétorique, pour lui laisser le temps de réfléchir. Après tout, il s’était lui-même fait la réflexion que la licorne de sire Robin paraissait nettement plus jeune que Salvin.
— J’en suis certain. On atteint notre taille adulte vers l’âge de dix ans, mais à cet âge, les articulations, les os, tout est encore fragile. Ce petit doit avoir douze ans, maximum. Il n’a rien à faire dans un tournoi, il va se faire tuer !
Salvin s’était rarement montré aussi émotif. Il semblait désespéré de convaincre Morghan – ce qui était inutile. Morghan était évidemment d’accord avec lui. Les deux épreuves principales du tournoi, à savoir la mêlée et les joutes, n’étaient pas un endroit pour un enfant, même s’il était une licorne d’apparence adulte.
Mais qu’allaient-ils pouvoir faire ? Morghan avait beau réfléchir furieusement à une solution, rien ne lui venait. L’enfant était une licorne, une monture comme une autre aux yeux de la majorité. Il n’avait aucun droit qui l’autorisait à se rendre devant les organisateurs et les juges pour critiquer le choix de monture d’un autre chevalier. Outre le fait que cela serait mis sur le compte de la couardise et de la mesquinerie, aucun d’entre eux n’irait refuser la participation de la licorne de sire Robin. Elle était, avec Salvin, censée être l’attraction principale de ce tournoi.
Alors qu’il se débattait avec ses pensées, son valet lâcha soudainement :
— Tu ne vas rien faire, c’est ça ?
Le ton de Salvin était neutre, mais l’intensité de son regard noir en disait assez long sur ce qu’il ressentait. Sa colère soudaine pétrifia Morghan ; l’absence apparente de réaction du prince agaça d’autant plus l’autre homme.
— Tu comptes te contenter de croiser les doigts pour qu’il survive à la mêlée, puis aux joutes ?
Les joutes n’étaient pas forcément moins dangereuses que la mêlée pour les chevaux. Outre les éclats de bois et d’acier projetés par les lances qui explosaient, d’autres risques bien réels les guettaient : celui d’être empalé par une lance mal ajustée, qu’une des montures panique et percute l’autre de plein fouet…
— Finalement, on n’est que des chevaux, hein ?
Le fiel qui s’infiltra dans la voix de Salvin sortit Morghan de sa stupeur. La colère que dégageait à présent la licorne n’était pas sans rappeler la dernière fois qu’il s’était énervé à ce point. À cette époque également, le sujet était celui des enfants.
Comprenant vaguement ce qui était en train de se jouer, le jeune prince croisa les bras et dit :
— C’est vraiment l’opinion que tu as de moi ? Tu crois réellement que je laisserais un enfant mourir sans rien faire ?
Son cœur battait si fort qu’il l’entendait presque résonner dans ses oreilles et il se surprit d’avoir réussi à garder une voix ferme. Ce fut au tour de Salvin de se figer. Puis, tandis que la licorne baissait les yeux, Morghan ajouta :
— Je ne suis pas mon père.
La vérité sous-entendue par cette déclaration, celle qui insinuait que Landerich pourrait regarder un enfant mourir sans ciller, le glaça de l’intérieur. Avant qu’il ne prononce ces mots, il n’avait pas réalisé à quel point il les pensait vrais.
Salvin sembla se tasser quelque peu sur lui-même. Il s’appuya contre la barrière qui longeait l’abri, avant de soupirer :
— Je sais. Je sais, je suis désolé.
Il se passa les mains sur le visage et lança un coup d’œil à Morghan, pour jauger sa réaction. Le jeune prince le rejoignit et s’assit sur la barrière, à côté de lui.
— Que t’arrive-t-il ? Ce n’est pas uniquement parce que c’est un enfant, n’est-ce pas ?
Salvin baissa à nouveau le regard vers le sol et marmonna :
— Tu es devenu trop perspicace pour mon bien.
— Si tu ne veux pas en parler…
— Non, c’est bon.
Il releva les yeux, les promena à travers l’enclos comme si c’était la première fois qu’il le voyait, puis dit lentement :
— Je t’ai déjà dit que les licornes n’ont que rarement des enfants. La dernière fois que j’en ai vu un aussi jeune… C’était avant que la quasi-totalité de notre Clan ne soit massacrée par des chasseurs. Les seuls survivants furent ma cousine, son compagnon et moi.
Morghan déglutit alors que les implications de la révélation de Salvin faisaient leur chemin. De son côté, la licorne hésita, puis décida de s’en tenir à ça pour l’instant. Morghan n’avait pas besoin de connaître tous les détails macabres de la scène pour comprendre sa réaction.
— Je ne supporte pas l’idée d’être à nouveau impuissant alors qu’un enfant est mis en danger… mais tu n’y es pour rien. Ce n’est pas ta faute et je n’aurais pas dû m’en prendre à toi. Tu n’es effectivement pas ton père.
Morghan accepta ses excuses d’un hochement de tête, puis dit :
— Je comprends un peu ton sentiment. Je suis resté silencieux parce que je n’ai aucune idée de ce que nous pourrions faire pour empêcher cela. Je pourrais déclarer forfait, mais mon père risquerait de me forcer à participer malgré tout.
— Je n’ai pas plus d’idée que toi, admit Salvin.
Après un instant de silence morose, amer, Morghan descendit de la barrière et dit :
— Voyons déjà comment la cour réagira à la forme humaine de cet enfant. Le château à l’habitude de te voir, désormais, et nombreux sont ceux qui ne te considèrent plus comme une simple monture. De plus, je doute que beaucoup de nos gens restent de marbre lorsqu’ils découvriront l’apparence humaine de cette licorne. Sinon, nous avons encore quelques jours pour trouver une solution. Peut-être que sire Edmond ou sire Léon auront une idée.
Salvin le fixa un long moment en silence – suffisamment longtemps pour que Morghan, gêné, demande :
— Qu’y a-t-il ? Ai-je dit une bêtise ?
— Non, justement. Je me demandais depuis quand tu es devenu aussi raisonnable.
— Il faut bien que l’un de nous deux garde la tête froide.
— Parfait ! Si tu deviens plus responsable, je vais enfin pouvoir me mettre à faire des bêtises.
Le jeune prince lança un regard exaspéré à son valet.
— Très drôle. Allez, dépêche-toi, il faut encore que nous nous préparions pour le banquet.
Salvin lui retourna un sourire amusé ; mais quand Morghan lui eut tourné le dos pour quitter l’enclos, ce sourire s’affadit avant qu’il ne lui emboîte le pas. Il savait qu’il allait détester la soirée à venir. Il détesterait également les jours qui suivraient. Il ne s’était pas forcément attendu à ce que la situation de la licorne qui devait être son adversaire soit égale ou meilleure que la sienne, mais jamais il n’aurait cru qu’il se retrouverait face à un enfant. Il avait anticipé le sentiment d’agacement, éventuellement de colère ; il n’avait pas été préparé à la vague d’horreur glacée qui lui avait donné la nausée, ni à la fureur qui flambait désormais dans son cœur.
Oui, les jours à venir promettaient de ne pas être simples.
- - -
Sire Robin remonta l’allée centrale jusqu’à la table d’honneur. Tous les regards étaient braqués sur le garçon d’une dizaine d’années qui le suivait. L’enfant n’était vêtu que d’une tunique grise, très simple, et aucune chaussure ne protégeait ses pieds. Ses cheveux étaient aussi blonds que le pelage de sa forme animale et étaient coupés très court. Ses grands yeux bleus avaient une étrange couleur saphir.
Le contraste avec Salvin était intense. Ce dernier avait mis la main sur une tunique noire dont les pans de chaque côté de ses cuisses se terminaient en pointe. Le col était décoré d’arabesques brodées de fils argentés. Il la portait par-dessus une chemise gris sombre et des bas à peine plus clairs. Comme il ne quittait le château principalement sous sa forme de licorne, ses chaussures en cuir foncé avaient l’air quasiment neuves. Il avait tiré en arrière ses cheveux bruns, désormais assez long pour que cette coiffure lui donne une certaine allure. Tous ses vêtements étaient taillés dans un tissu simple, mais de qualité. Le tout allié à son attitude de soldat au repos suffisait à le rendre impressionnant. Face à lui, la licorne de sire Robin ne pouvait pas passer pour autre chose qu’un enfant à peine en âge d’être page.
Le chevalier et la licorne saluèrent la tablée, puis sire Robin dit :
— Mon roi, mon prince, je vous présente Auri. C’est sur son dos que j’aurai l’honneur de vous affronter, monsieur.
Une vague de murmures parcourut la salle du banquet. Comme il ne pouvait détourner le regard de son adversaire, Morghan n’avait aucune idée du ton de ce qui se soufflait. Une chose était certaine : que sire Robin confirme que l’enfant était sa licorne n’avait laissé que peu de monde indifférent.
Tous se turent lorsque Landerich prit la parole :
— Ce petit animal est bien jeune, mais voilà qui devrait représenter un défi intéressant pour le vieux destrier de mon fils.
Morghan serra les mâchoires. Son père venait de faire savoir à tous qu’il jugeait Auri apte à combattre une licorne adulte, et il en profitait pour insulter Salvin au passage. Après cela, peu importait les murmures. Le roi était considéré comme un expert au sujet des licornes, personne n’oserait émettre d’objection.
— Que nos licornes se serrent donc la main ! s’exclama ensuite Landerich. Qu’elles se saluent et se reconnaissent comme adversaires !
Morghan ne put s’empêcher de se tourner vers Salvin, avant d’hésiter : devait-il intervenir ? Ne risquait-il pas d’empirer les choses, s’il s’interposait maintenant ?
— Que la licorne de mon fils s’avance ! ordonna Landerich sur un ton plus dur.
Le regard normalement noir de Salvin brilla d’un éclat argenté menaçant lorsqu’il croisa les yeux bruns de Landerich. Les lèvres du roi tressautèrent brièvement, esquissant l’ombre d’un rictus amusé. À cet instant, Salvin comprit que Landerich savait parfaitement quel sentiment la situation lui inspirait et qu’il en tirait une joie perverse. Le temps d’une longue et terrible seconde, la fureur de la licorne ne connut plus de limite. La magie répondit à l’appel de sa colère et glissa sur sa peau telle une vague brûlante qui n’attendait désormais plus que son ordre pour s’abattre sur sa cible.
Puis plus rien.
La magie disparut d’un seul coup dans un crépitement discret, à peine audible, et une légère vague de chaleur qui, lorsqu’elle le quitta, lui provoqua une chair de poule qui s’attarda quelques instants.
Plus rien, sauf le contact de la main de Morghan. Il avait discrètement effleuré son poignet alors qu’il se levait et commençait à contourner la table.
— Que nos licornes ne soient pas les seules à se saluer ! lança le jeune prince. J’ai moi-même eu l’écho de certains de vos exploits, sire Robin, et je vois approcher le jour de notre confrontation avec impatience !
Il n’y eut que Salvin, Landerich et peut-être les chevaliers de sa compagnie pour se rendre compte du léger tremblement qui fit vibrer la voix de Morghan sur la première partie de sa déclaration. Le cœur battant, le prince acheva de faire le tour de la table pour rejoindre sire Robin. À son grand soulagement, Salvin le suivit sans plus d’effusion.
Les deux humains et les deux licornes se serrèrent la main. Quand le regard saphir de l’enfant rencontra celui d’argent de son aîné, Salvin eut toutes les peines du monde à se contenter d’une brève poignée. Il avait déjà vu cette expression détachée, distante, quelque part entre résignée et déterminée ; c’était alors un autre temps, une autre guerre, d’autres enfants. Il avait envie d’enlever Auri et de s’enfuir avec lui.
Il relâcha finalement la main du garçon et reprit sa place, deux pas derrière Morghan. Ce dernier échangea encore quelques banalités d’usage, puis Landerich invita son fils et sire Robin à s’asseoir pour débuter le repas.
R&L T1 - Chapitre 11
"Le Roi et la Licorne" est une œuvre protégée par les droits d'auteur.
Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.
Reproduction, modification et diffusion interdites sous quelques formes que ce soit.
Chapitre 11
Année 1025
Sire Mathis avait ouvert les chambres restantes du fort à Morghan et ses chevaliers, ainsi que ses bains. Parmi les habitants de Chambray, ceux qui avaient de la place sous leur toit invitèrent spontanément les soldats qui ne pouvaient loger avec le reste de la garnison. Après la nuit qu’ils venaient de vivre, les pertes qu’ils avaient subies et celles qui risquaient encore d’arriver – l’état des soldats les plus gravement blessés était préoccupant –, la bienveillance dont firent preuve les gens de Chambray réconforta beaucoup la compagnie de Morghan.
Malgré cela, et alors même que Salvin et sire Gabin l’avaient enjoint de se reposer, Morghan se sentait beaucoup trop tendu pour rester immobile. Même l’eau chaude du bain ne parvint pas à le calmer. Au bout de quelques instants, il quitta sa bassine, se rhabilla et faussa compagnie à Salvin. S’il sentait l’attention de la licorne braquée sur lui alors qu’il quittait les bains, elle ne dit pas un mot.
Lorsqu’il se retrouva à l’air libre, il sentit un léger vertige le prendre. Après les horreurs de cette nuit et l’atmosphère tamisée des bains, se retrouver éclairé par le soleil de midi et être balayé par une petite brise fraîche et vive lui donnait la sensation d’être entré dans une autre réalité. Depuis le seuil des bains, rien ne semblait indiquer que des gens étaient morts à quelques centaines de mètres de là, qu’il en avait tué certains et que, sous l’un des nombreux toits de chaume ou de tuiles, d’autres gens étaient mourants.
Il ne parvenait pas à rester immobile, mais il n’avait nulle part où se rendre. Ils ne reprendraient pas la route avant le lendemain et les hommes de sire Mathis avaient pris le relai pour surveiller l’endroit. Sa monture était actuellement sous forme humaine et ne nécessitait pas qu’il s’occupe d’elle. Il aurait pu rendre visite aux blessés, mais l’idée de risquer de les trouver morts en arrivant le rendait malade.
Tout était de sa faute. S’il avait accepté l’hospitalité de Chambray dès son arrivée, plutôt que de retourner monter le camp là où ils s’étaient trouvé quelques mois plus tôt, ils n’auraient sûrement pas été attaqués. Ses hommes n’auraient pas été blessés, tués ou ne seraient pas en train d’agoniser. Si…
— Votre Altesse ?
Morghan cilla et releva les yeux : voilà qu’approchaient les sires Edmond, Léon, Gabriel et Gabin, accompagnés par Mervin.
— Messires ?
— Vous sentez-vous bien ? demanda sire Edmond.
Le jeune prince n’eut pas le temps de répondre que la main de Salvin se posait sur son épaule.
— Évidemment que non, répondit la licorne. Comme chacun de nous ici, j’espère. Sinon, c’est que votre instinct de survie et votre humanité ont besoin d’être remis à l’heure.
Il adressa un petit sourire à Morghan, ôta la main de son épaule, fit un pas de côté pour dégager la voie aux chevaliers et ajouta :
— Donc dépêchez-vous d’aller vous baigner, les enfants. Ensuite, je vous emmène en promenade. Là où nous allons, il faut être propre.
Si sa déclaration lui attira plusieurs regards suspicieux, tous furent surpris lorsque sire Edmond se mit à rire avec un air dépité. L’aîné des chevaliers semblait avoir compris ce que mijotait Salvin et il entra dans la salle des bains en secouant la tête. Les autres le suivirent, murmurant entre eux sitôt la porte passée.
— En promenade ? demanda Morghan à son valet.
Le sourire de Salvin s’agrandit, mais son regard sombre semblait voilé par une ombre étrange.
— Vous êtes tous trop tendu et sur le point de craquer. Marcher un peu vous fera du bien et, là où nous allons, vous pourrez dormir ou vous rendre utile, selon votre choix.
— Tu nous emmènes où ?
Salvin lui répondit par un simple clin d’oeil et un très sournois :
— Surprise !
- - -
Il y eut un instant de silence incrédule lorsque les chevaliers découvrirent le lavoir. Tandis que Salvin s’éloignait pour négocier leur droit de séjour sur le territoire des lavandières, sire Edmond déclara :
— Votre valet est un homme sage, votre Altesse. Vous faites bien de le garder près de vous.
— Je dois vous avouer, sire Edmond, que j’ai actuellement un peu de mal à suivre sa réflexion.
— Était-ce votre premier combat, monsieur ?
— Oui.
Après ce qu’il venait de vivre, il ne comptait plus l’attaque du convoi essuyé lors de sa première sortie. C’était indéniablement effrayant et ça l’avait marqué, mais ce n’était rien en comparaison de la nuit dernière. Lors de l’attaque du convoi, il n’avait pas tué et il n’avait pratiquement pas combattu. Il avait eu Salvin déterminé à le protéger, placé entre lui et le danger. La nuit dernière…
Edmond se tourna alors vers les sires Gabin et Gabriel :
— Et vous, messires ?
Morghan fut surpris d’apprendre que Gabin était dans le même cas que lui. S’il s’était déjà battu, c’était en revanche la première fois qu’un affrontement virait au bain de sang, qu’il était obligé de prendre des vies et qu’il voyait des camarades tomber au combat.
— Les bandits que mon frère m’envoie pourchasser sont de petites vermines, plus lâches que dangereux, expliqua-t-il.
Sire Edmond hocha la tête. Les terres de la famille de Gabin étaient proches des siennes, mais elles ne comptaient que très peu de grosses villes. Les petits villages et les chemins qui les reliaient n’étaient pas intéressants, aussi il se doutait que ce territoire ne devait pas abriter les brigands les plus tenaces. Une bonne partie des crapules que Gabin avait dû chasser devaient être de jeunes hommes qui tentaient d’aider leur famille, plutôt que des bandits de métier. Leur flanquer la frousse était généralement suffisant pour qu’ils se tiennent tranquilles quelques années.
— Aucun de nous ici ne fait partie de ceux qui vivent pour la guerre, dit sire Edmond. Mais lorsque que nous devenons chevaliers, les escarmouches et la violence sont inévitables. De temps à autre, nous sommes obligés de tuer. Donner la mort à un prix et si vous ne voulez pas perdre l’esprit, ou votre humanité comme l’a dit Salvin, il est important de se rappeler pourquoi nous nous battons, ce qui est à l’origine de nos devoirs. Je pense que c’est pour cette raison que Salvin nous a amenés ici : ces gens sont le cœur de ce qui fait notre motivation.
En prononçant ces derniers mots, il avait tourné la tête vers les enfants de quelques-unes des lavandières qui, supervisés par une jeune fille un peu plus âgée que le reste du groupe, fabriquaient une cabane entre deux arbrisseaux.
— Nous nous battons pour qu’eux n’aient pas à le faire, dit lentement sire Léon. Ils nous servent et nous les servons. Ils représentent la vie telle qu’elle devrait toujours l’être, nous sommes le bouclier qui lui permet de rester ainsi.
— Nous souffrons pour qu’ils ne souffrent pas, pour qu’aucun de nous n’ait plus à souffrir.
Sire Gabriel avait prononcé cette phrase sur un ton cérémonieux et grave qui lui attira plusieurs regards surpris. Au même instant, Salvin revenait vers eux et déclara :
— Voilà quelques siècles que je n’avais pas entendu ce serment.
— Vous le connaissez ? s’étonna le chevalier.
— Il était populaire en Neustria, quand elle était au sommet de sa puissance. Je l’ai moi-même prêté, il y a longtemps. Comment le connaissez-vous ?
Morghan cilla, prit au dépourvu. Cela semblait être un serment de chevalier, à quel moment Salvin avait-il pu le prononcer ? Avait-il été chevalier ? Il avait dit « longtemps », mais également que cela faisait plusieurs siècles qu’il ne l’avait pas entendu. Ce serment faisait-il partie d’une autre tradition, à l’origine ?
— Il se trouvait dans un vieux livre, des chroniques tenues par l’un de mes ancêtres, expliqua sire Gabriel. J’étais écuyer lorsque je l’ai lu pour la première fois. Il m’a semblé très poétique et adapté à ma cérémonie d’adoubement. Quand j’ai participé à ma première bataille en tant que chevalier, j’ai compris que ce n’était pas de la poésie, mais une vérité bien cruelle.
Sire Edmond demanda sur un ton doux, dénué de jugement :
— Pourquoi continuez-vous de vous battre, sire Gabriel, si vous la trouvez cruelle ? Vous n’êtes pas le seul de votre fratrie, rien ne vous oblige à garder les armes.
L’aîné des chevaliers était rarement aussi direct ou intrusif et un petit silence succéda à sa question. Sire Gabriel le regarda en face lorsqu’il répondit :
— Je connais l’histoire de notre pays. Ma famille protège la frontière avec Anjou depuis plusieurs générations. Je sais que, tôt ou tard, je devrais faire un choix et mon honneur se refuse à faire celui du pleutre. Pourquoi déposer les armes, si c’est pour les reprendre par la suite ? Je n’apprécie pas ma position, mais l’alternative me semble bien pire.
Sire Edmond inclina la tête, accueillant sa réponse avec un sourire emprunt de compassion. Morghan, de son côté, n’était pas certain d’avoir saisi tous les sous-entendus de la tirade de sire Gabriel. De quel choix parlait-il ? En quoi l’histoire de la Neustria était-elle si importante pour qu’elle le décide à exercer une profession qu’il n’appréciait pas tant que cela ? Anjou les taquinait de temps à autre, mais le pays était stable et sûr depuis plus de cinq ans. Tout s’était définitivement apaisé après la dernière guerre d’indépendance menée par Landerich, lorsque Blois et Anjou avaient tenté de les prendre en tenaille pour, par la suite, se disputer la souveraineté du territoire. Morghan avait alors à peine une dizaine d’années et il n’avait pas été impliqué, il ne s’en souvenait donc pas vraiment ; mais depuis que la Neustria s’était définitivement imposée, rien n’avait laissé présager un revirement de situation.
Avant qu’il ne puisse questionner sire Gabriel, Salvin frappa dans ses mains et dit :
— J’ai plaidé notre cause auprès de ces dames. Ceux qui souhaitent aider le peuvent, à condition qu’ils n’oublient pas qui commande ici. Les autres sont autorisés à rester dans les environs, tant qu’ils évitent d’être dans les pattes de nos braves travailleuses. Je vous laisse décider ce qu’il en sera pour vous, de mon côté j’ai aperçu un arbre qui me supplie de l’utiliser comme appui-tête.
Sire Edmond remarqua le regard de la lavandière la plus âgée, celle qui se trouvait la plus amont du cours d’eau, et dit à voix basse :
— Avant toute chose, je pense qu’il serait sage de commencer par nous acquitter de notre droit de séjour, qu’en pensez-vous messires, votre Altesse ?
— J’en pense que cette foutue licorne a bien de la chance de pouvoir paresser, grommela sire Gabin.
Si les autres étaient tous plus ou moins habitués à l’exercice, comme en mission il n’y avait que les pages et les écuyers pour laver le linge, ce n’était pas le cas pour le jeune prince. Les femmes et les autres chevaliers rirent plus d’une fois de sa maladresse, mais les moqueries ne le visèrent jamais lui directement. Il servait plutôt de prétexte pour raconter les anecdotes et erreurs de débutant des uns et des autres.
Morghan fut tout de même un peu vexé lorsque le page de sire Léon, Mervin, entreprit de lui expliquer comment se servir de la lessive de manière plus efficace, sans pour autant abîmer le tissu. Comme l’enfant ne pensait pas à mal, il fit de son mieux pour ravaler sa fierté blessée et rester agréable, mais ce ne fut pas simple.
Tandis que les gestes devenaient plus familiers et automatiques, la tension le quitta progressivement, jusqu’à finalement ne laisser plus que l’épuisement. Une des femmes le chassa avant qu’il ne fasse une bêtise qui ne serait pas rattrapable et il rejoignit Salvin, ainsi que sire Edmond et sire Gabriel, à l’orée des arbres. Les deux premiers semblaient dormir, allongés dans l’herbe, mais ils ouvraient vaguement un œil au moindre bruit étrange. Le troisième s’était bel et bien assoupi, assit, les coudes sur les genoux et le front appuyé sur ses avant-bras.
Morghan s’installa à côté de Salvin, s’adossant au même arbre que lui. Il remua un peu pour trouver sa place entre deux nœuds de racines, puis ferma les yeux. Aussitôt, ce fut comme si son corps se mettait à peser deux ou trois fois plus lourd et il laissa échapper un long soupir.
- - -
Il s’endormit si vite et si profondément qu’il eut la sensation qu’il ne s’était écoulé qu’un bref instant entre le moment où il avait fermé les yeux et celui où la main de Salvin le secoua gentiment. Pourtant, d’après la position du soleil, il avait dû dormir presque deux heures complètes.
— Comment te sens-tu ?
— Ça va, dit Morghan.
Il retint néanmoins une grimace en se relevant : il avait des courbatures un peu partout et la nuque raide après avoir dormi contre un arbre.
— Et toi ?
— Je ne dirais pas non à un lit, soupira Salvin, mais je t’ai réveillé parce que sire Edmond envisage d’aller rendre visite aux blessés.
Ces quelques mots suffirent à faire éclater la bulle de calme dans laquelle Morghan avait réussi à s’installer ; mais malgré le retour de l’agitation et de la peur, ces émotions n’atteignaient plus la même intensité que quelques heures plus tôt. S’il s’inquiétait toujours de ce qu’il allait découvrir, il pouvait désormais passer au-dessus de son envie de fuir à toutes jambes. Il remercia donc Salvin de l’avoir réveillé puis, masquant son appréhension du mieux qu’il le put, rejoignit l’aîné du groupe.
Finalement, tous les chevaliers les accompagnèrent. Visiter leurs compagnons blessés était important, et après la nuit dernière, certains d’entre eux, comme sire Léon, avaient également besoin de se réapprovisionner en herbes et onguents divers. Sire Gabriel et Morghan s’étaient montrés intéressés par ses connaissances en herboristerie et leur chemin retour vers Chambray se transforma en cours de botanique improvisé.
Ils étaient au cœur de la petite forêt qui se situait entre le lac et la ville, en train d’écouter sire Léon parler des mérites de l’achillée, souvent utilisée pour arrêter les hémorragies, quand sire Gabin intervint :
— Votre Altesse, je viens de songer à une chose : la licorne ne pourrait-il pas aider les blessés ?
— Non.
Le ton de Salvin était si définitif et dur qu’il fit s’arrêter tout le monde. Sous les regards surprit, le valet quitta son attitude défensive première et soupira :
— Dans les faits, je pourrais, mais la guérison est un art différent de la magie. Il demande beaucoup de connaissances, un entraînement long et rigoureux, or je n’ai ni l’un ni l’autre. En voulant aider, je risque d’empirer les choses.
— Mais…
— Gabin, je parle d’expérience.
La tension dans la voix de Salvin et l’expression grave de son visage réduisirent enfin le chevalier au silence. Quand sire Gabin se fut détourné en s’exclamant : « C’était juste une question, ce n’était pas la peine d’être aussi dramatique ! », le groupe reprit sa progression – mais dans le silence, cette fois-ci.
À mi-voix, Salvin dit à Morghan :
— Si je pouvais faire quelque chose, je t’assure que je l’aurais déjà proposé.
— Je sais, ne t’en fait pas.
De toute manière, à en croire la réaction des soldats lorsque Salvin avait proposé son aide avec les chevaux morts, Morghan doutait que quiconque aurait consenti à se laisser soigner par la licorne. Ils l’appréciaient et reconnaissaient ses talents, mais cela ne voulait pas dire pour autant qu’ils lui fissent totalement confiance et, pour beaucoup, tout ce qui ressemblait de près ou de loin à de la magie devait être évité.
- - -
Aucun des blessés n’était mort, mais aucun des plus gravement atteints n’avait repris connaissance. De plus, l’état de deux d’entre eux n’était pas vraiment encourageant. Parmi les blessés plus légers, certains resteraient en convalescence à Chambray, le temps de s’assurer que leur corps se rétablissait correctement. D’autres comptaient rester pour tenir compagnie à leurs camarades et les raccompagner lorsqu’ils seraient en état de voyager. Au final, ils rentreraient à Tours avec moitié moins d’hommes que ce qu’ils avaient au départ.
Les soldats semblèrent apprécier la visiter des chevaliers et, quand la rumeur se répandit que c’était Salvin qui avait réglé leur compte aux archers dissimulés aux alentours du camp, la licorne fut plus d’une fois remerciée. Elle accueillit la gratitude des soldats avec le sourire, mais en manifestant tout de même une certaine distance. Il sembla à Morghan que Salvin était mal à l’aise d’être remercié pour avoir tué.
Alors qu’ils quittaient les quartiers réservés aux blessés, le groupe de chevaliers virent rentrer une troupe d’hommes de sire Mathis, accompagnée de nombreux chevaux. Il s’agissait d’une équipe que l’administrateur de Chambray avait envoyée pour fouiller le camp des déserteurs et s’assurer qu’aucun n’avait survécu. Les hommes confirmèrent que le camp était vide et qu’il n’y avait aucune trace laissant supposer que quelqu’un était revenu après l’attaque. Sire Mathis envoya deux autres équipes pour explorer soigneusement la zone en guise de précaution, mais tout semblait indiquer qu’ils en avaient enfin terminé avec cette histoire.
- - -
À la nuit tombée, un banquet fut dressé dans les jardins du fort, afin que tous ceux qui voudraient le rejoindre le puisse, sans distinction. Ce soir, il n’était pas question de rang ou d’honneur pour les vivants ; ce banquet était tenu en l’honneur des morts.
Morghan connut un instant de panique en réalisant qu’en tant que capitaine de la compagnie, il serait attendu de lui qu’il fasse un discours. Il finit par demander son aide à Salvin, qui l’envoya auprès de sire Edmond. Celui-ci, habitué des champs de bataille, s’était arrangé pour obtenir l’identité de chacun des morts et des blessés au cours de ces dernières heures et l’assista volontiers dans la rédaction d’un éloge pour les défunts.
Alors qu’ils terminaient, Morghan releva les yeux vers son aîné et dit :
— Je vous remercie sincèrement, sire Edmond. Vous avez toute ma reconnaissance autant pour votre aide ce soir, que pour avoir pris les choses en main ces dernières heures.
— Votre Altesse m’honore, mais je ne fais que mon travail.
— Vous faites également une partie du mien, je m’en rends bien compte, et j’en suis désolé.
— Ce n’est pas de votre faute si personne ne vous a jamais enseigné, dit doucement le chevalier.
Il regarda le jeune prince droit dans les yeux, avant d’ajouter :
— En laissant votre père négliger votre éducation, nous sommes beaucoup à avoir failli à nos devoirs envers vous. J’imagine que je pourrais utiliser l’animosité entre votre père et moi comme excuse pour expliquer mon manque d’implication, mais je sais que d’autres chevaliers avaient des motifs moins…
Il ne parvint pas à trouver le mot qu’il cherchait et Morghan conclut pour lui :
— Ils s’amusaient de mes lacunes.
— En effet.
Après un instant, Morghan demanda :
— Sire Edmond, si ce n’est pas indiscret, puis-je vous demander ce qui s’est produit pour que mon père et vous soyez en froid ?
Le chevalier secoua la tête :
— Je suis désolé, monsieur, mais je ne peux aborder le sujet sans trahir certains serments fait à votre père ; or, ce sont eux qui garantissent la sécurité de mes terres et de mes gens.
— Je comprends, je n’insisterai pas.
Cela dit, sa curiosité était piquée. Quoi qu’il soit arrivé, c’était suffisamment grave pour que Landerich s’assure du silence d’un chevalier tel que sire Edmond. Rien que ça…
- - -
Le banquet fut assez sobre : des tables, des bancs, des plats simples et quelques torches pour les éclairer. Après le discours de Morghan, quelques membres de la compagnie prirent la parole à leur tour. Ils racontèrent des anecdotes sur les soldats morts, leur famille, comment ils s’étaient rencontrés… Plus d’une fois, des larmes furent versées.
Chacun étant fatigué, courbaturé et plus ou moins blessé, personne ne prolongea la veillée et elle ne dépassa pas le milieu de la nuit. Tous furent heureux de pouvoir dormir dans un lit, ce soir-là. Morghan apprécia d’autant plus ce luxe que ses ecchymoses avaient décidé d’éclore au cours des dernières heures et la douleur le laissait d’autant plus las. Alors qu’il se déshabillait, il put découvrir maintes traces violettes, certaines presque noires, sur ses épaules et ses bras, là où les épées avaient frappé son gambison. D’ailleurs, l’épais vêtement de cuir était fichu. Les lames l’avaient profondément entamé à plusieurs endroits et le faire repriser coûterait plus cher ou prendrait beaucoup plus de temps que de s’en procurer un neuf.
Il partageait sa chambre avec Salvin et sire Edmond, et il put constater que le chevalier n’était pas en meilleur état que lui. La licorne, en revanche, n’avait que quelques traces déjà jaunies et des marques de coupures qui semblaient dater de quelques jours. Morghan savait que les licornes étaient plus solides que les humains, mais c’était tout de même impressionnant de constater le contraste entre leurs deux espèces.
Surprenant le regard surprit du jeune prince sur lui, Salvin haussa les sourcils :
— Oui ?
Morghan réalisa qu’il était impoli et détourna aussitôt les yeux en disant :
— Non, je… Je m’étonnais juste que tu t’en sois sorti moins amoché que nous, alors que tu n’avais aucune protection.
— Je suis plus doué, que veux-tu !
— À en juger par ces cicatrices qui n’étaient pas là il y a quelques jours, je ne dirais pas cela, commenta sire Edmond.
— Oh, vous avez remarqué mes cicatrices, sire ?
Le ton de sire Edmond fut aussi professionnel que le sourire de Salvin était provocateur :
— On en apprend beaucoup sur la manière dont se bat l’autre en observant ses cicatrices.
— Je suis flatté de l’intérêt que vous portez à ma personne.
— Ne m’utilisez pas pour changer de sujet, Salvin, répliqua le chevalier, avec un sourire entendu.
La licorne lâcha un soupir théâtral, se laissa tomber dans un des lits, puis se redressa sur les coudes et dit :
— Les licornes guérissent plus vite que les humains. Notre corps puise de lui-même dans la magie qui nous entoure pour se soigner. Nous sommes aussi plus résistantes aux maladies et certaines qui sont fatales aux humains ne nous sont pas mortelles. Cela à cependant quelques inconvénients.
Il avait les deux autres hommes suspendus à ses lèvres, mais il attendit que Morghan lui demande en quoi une santé améliorée pouvait être un inconvénient, avant de répondre :
— Le processus n’est pas conscient ou volontaire, je ne saurais pas l’activer ou le désactiver sur commande. C’est une fonction automatique de notre corps, comme le sont les battements d’un cœur. Or, notre corps n’est pas toujours en mesure d’encaisser la fatigue qui vient avec cela. Les licornes ayant vécu en groupe pendant des millénaires, ce n’était pas un souci pour nous. Lorsque l’une d’elles était blessée, les autres lui offraient l’énergie dont elle avait besoin. De nos jours… Eh bien, ce don qui nous sauvait la vie quelques siècles plus tôt peut désormais nous la coûter.
Il n’y avait pas à se demander pourquoi leur espèce s’éteignait petit à petit, songea Salvin. Seules les demis et les quarts licornes étaient plus épargnées que les pures ou presque pures, car leur accès à la magie était souvent restreint. Plus d’une fois, Salvin avait songé que cela risquait bien de signer la disparition des licornes de pure souche – à moins qu’un évènement ne fasse à nouveau basculer la balance en leur faveur, mais il avait peu d’espoir.
Au fil des siècles, sa capacité à avoir accès à la magie s’était amenuisée. Il lui semblait que plus les êtres magiques disparaissaient de la surface du monde et plus la magie elle-même se plaçait hors d’atteinte. Il soupçonnait qu’un jour, plus personne ne se souviendrait de son existence – bon nombre d’êtres magiques n’étaient déjà plus que des légendes.
L’avenir semblait appartenir à ceux dont les capacités ne dépendaient pas, ou pas totalement, de la magie ; ceux qui puisaient leurs pouvoirs dans leur propre énergie : les sorciers, les guérisseurs, les humains capables de se transformer en animaux… Ils n’avaient pas besoin de se relier aux forces du monde pour accomplir leurs exploits. Ils étaient porteurs d’une étincelle qui leur était propre.
Les êtres magiques avaient eu leur heure de gloire, dans le passé, alors que l’espèce humaine commençait à peine à émerger. La mère de Salvin lui avait raconté comment, au temps de son arrière-grand-mère, certaines créatures étaient alors adorées par les humains, élevées au rang de dieux. Salvin lui-même avait connu un temps où les hommes respectaient les licornes et où il ne serait jamais venu à l’idée de quiconque de les chasser.
Pourtant, désormais…
- - -
Le retour à la capitale se fit dans un silence grave. Ils partirent peu avant l’aube, afin d’arriver à Tours au milieu de la matinée et que chacun puisse avoir le reste de la journée pour se reposer ; mais aussi pour que l’air froid continue de préserver les corps qu’ils ramenaient avec eux.
Sire Gabin, accompagné par sire Gabriel, prit la route de son côté. Il rentrait directement sur les terres de sa famille, son destrier mort traîné par la mule sur laquelle il était monté.
Les jours qui suivirent leur retour à la capitale furent à peine plus légers. Morghan accompagna sire Edmond dans sa visite des familles des soldats morts et blessés. La grande majorité habitait Tours, mais certaines vivaient dans des fermes alentours. En tout, il leur fallut presque une semaine pour visiter chaque famille de la liste, sans négliger leurs autres obligations.
Car dans le même temps, les cérémonies et mises en terre des corps furent conduites. Morghan dut également faire son rapport à sire Louis, puis quelques jours après, à son père. Le jeune prince s’était attendu à des remontrances de la part de Landerich, mais celui-ci, après l’avoir écouté en silence, se contenta de dire :
— Si j’ai bien compris, celui qui a le plus géré la situation désastreuse dans laquelle tu as mis tes hommes, c’est sire Edmond, seigneur des Ormes ?
Morghan fixa son père avec une pointe de crainte. Il avait tenté d’éviter d’entrer dans les détails, mais il ne pouvait pas non plus transformer la vérité.
— Je t’ai posé une question.
— Oui, Père, répondit enfin Morghan.
La honte lui serrait la gorge. Quand son père le renvoya de son bureau d’un simple signe de la main, sans rien ajouter et sans même le regarder, il ne se fit pas prier. Il retrouva Salvin dans le couloir et son valet lui lança aussitôt un coup d’oeil inquiet. Comme il n’avait pas le cœur d’expliquer ce qui venait de se produire, Morghan se borna à déclarer :
— C’était plus court que je ne l’avais craint. Allons-y maintenant, j’ai encore des visites à faire avec sire Edmond.
Salvin ne chercha pas à insister.
Chapitre 10 < - > Chapitre 12