Célina Alex Lemeunier

Célina Alex Lemeunier

R&L T1 - Chapitre 12

"Le Roi et la Licorne" est une œuvre protégée par les droits d'auteur.

Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.

Reproduction, modification et diffusion interdites sous quelques formes que ce soit.

 


Chapitre 12

Année 1026

 

 

Au cours de l’été suivant eu lieu le premier grand tournoi auquel Morghan fut autorisé à participer. Les trompettes avaient été envoyées au début du printemps, clamant la grande valeur des prix : divers bracelets, pierres précieuses, étoffes et pièces d’or que Landerich avait fait sortir de ses coffres. Les messagers avaient également eu pour tâche de vanter les prouesses du prince monté sur la licorne qu’il avait domptée. Cette ligne fit soupirer Morghan et beaucoup rire Salvin.

 

Le valet cessa de rire lorsque les premières réponses leur parvinrent et que l’une d’elle se révéla être un défi. Un des chevaliers, sire Robert dit Robin, viendrait sur le dos de sa propre licorne et souhaitait se mesurer à Morghan. Jusqu’à présent, si le prince avait été autorisé à participer, ça n’était que pour le spectacle. La licorne était considérée comme un trop grand avantage, sa prestation ne lui rapporterait donc aucun point. Il servirait surtout à ouvrir les différentes épreuves et à amuser la foule en jouant le rôle de l’ennemi final lors des joutes. Le fait qu’un adversaire digne d’eux se manifeste changeait tout !

 

Les organisateurs et les juges du tournoi sautèrent sur l’occasion. Ils révisèrent les jeux et spectacles pour que les deux licornes puissent s’affronter dans une catégorie qui leur serait propre. Landerich avait trouvé l’idée divertissante et n’avait pas attendu pour donner son accord.

 

Ainsi, trois mois avant la date du tournoi, Morghan s’était retrouvé à devoir constituer une équipe de mêlée. Ce fut tout naturellement qu’il se tourna vers sa compagnie. Les chevaliers qui la composaient avaient déjà exprimé leur souhait de participer aux jeux des tournois. Quant aux soldats, ils y virent une occasion de grappiller du butin intéressant.

 

Il ne leur fallut qu’une seule séance d’entraînement pour réaliser à quel point ils étaient loin d’être compétents à l’exercice de la charge. Sans réellement se concerter, sire Edmond et Salvin se retrouvèrent à prendre les choses en main ensemble. Le chevalier et la licorne formaient un duo diablement efficace et ils étaient aussi intransigeants l’un que l’autre.

 

Les nouveaux arrivés au sein de la compagnie semblèrent avoir un peu de mal à accepter l’idée de se retrouver sous les ordres d’une licorne. Cependant, comme la majorité de leurs hommes écoutait Salvin et que tous respectaient profondément sire Edmond, les protestations furent rares et bien vite de l’histoire ancienne.

 

- - -

 

Au cours de ces quelques mois, Salvin et Morghan eurent également l’occasion de tester les étranges capacités du garçon en ce qui concernait la magie. Après un petit nombre d’expériences, il s’avéra que Salvin ne pouvait pas l’utiliser directement sur Morghan, ni y avoir accès si le prince le touchait. S’ils étaient séparés par quelques épaisseurs de tissus, l’effet inhibiteur de Morghan ne se manifestait pas – ce qui expliquait que Salvin ne s’était pas rendu compte de cette particularité plus tôt : la selle, le tapis et les vêtements de Morghan l’avait protégé jusque-là.

 

Concernant les autres utilisations possibles de la magie, l’immunité de Morghan était plus aléatoire. Un feu allumé par magie pouvait le brûler, mais il était capable de passer à travers les sorts de protection apposés sur un objet comme s’ils n’existaient pas. Ceci dit, si le sort de protection en question se révélait de nature explosive, Morghan y était tout aussi sensible que le feu – ils s’en étaient rendu compte suite à la découverte d’une lettre étrange, et manifestement ensorcelée, dans la correspondance du prince. Ils testèrent également les sorts qui s’appliquaient aux périmètres, comme les cercles de silence, et s’ils fonctionnaient quand Morghan se trouvait à l’intérieur, il suffisait que le jeune prince touche Salvin ou bien entre en contact avec la limite du sort pour que ce dernier disparaisse.

 

Salvin avait également fait quelques tests en utilisant sa propre énergie vitale plutôt que la magie. Il s’avéra que si Morghan ne percevait pas l’énergie, il y était en revanche tout aussi sensible que le premier être vivant venu.

 

— Du coup, déclara Salvin après qu’ils eurent fini leurs derniers essais, il vaut mieux que j’utilise mon énergie plutôt que la magie lorsque tu es dans les parages.

 

Morghan avait voulu lui demander plus de détails sur la différence entre la magie et l’énergie, mais un jeune serviteur vint les trouver au même instant. Le prince était attendu dans le bureau de son père et devait s’y rendre immédiatement.

 

- - -

 

Cette entrevue marqua le début d’une longue série de réunions, qui dura jusqu’au tournoi. Ces rendez-vous avaient pour but de rassembler le roi, ses conseillers, ainsi que les juges et les organisateurs du tournoi afin de planifier les derniers détails ; car l’ampleur de l’évènement transformait la moindre broutille en catastrophe probable. Plusieurs centaines de personnes avaient répondues présentes. Plus de quatre cents gens d’armes participeraient à la mêlée, dont plus de deux cents chevaliers. Ces derniers participeraient ensuite aux jeux et aux joutes. Si certains soldats se faisaient remarquer par les juges, il était possible qu’ils soient autorisés à se joindre aux chevaliers pour les épreuves qui suivraient la mêlée. S’ils se distinguaient suffisamment, il était possible que le roi ou un des chevaliers les plus estimés acceptent de les adouber. Cet honneur avait beau être rare, nombre de soldats étaient prêts à tout pour tenter d’y avoir droit.

 

Au vu du nombre de participants, il fut aisé pour Morghan de se rendre compte que son équipe serait celle compterait le moins de chevaliers. Mais, comme le déclara sire Edmond lorsqu’il aborda le sujet avec lui, ils feraient partie des rares qui avaient eu le luxe de pouvoir s’entraîner ensemble aussi régulièrement. Leurs soldats étaient également des gens déterminés et expérimentés. Les plus anciens n’avaient rien à envier aux chevaliers, loin de là.

 

Les premiers invités arrivèrent quelques semaines avant le début du tournoi et Morghan ne put continuer à s’entraîner avec son équipe. Il était attendu qu’il participe aux présentations officielles, aux interminables banquets, aux nombreuses danses et qu’il s’occupe de divertir les invités. Heureusement, il n’était pas complètement seul : sire Edmond, en tant que seigneur des Ormes, était lui aussi contraint de se plier à ces cérémonies. Les autres chevaliers, en tant que fils ou frère de seigneur, se retrouvaient ponctuellement obligés de les imiter. Malheureusement pour eux, comme les invités se devaient d’être à l’honneur, ils ne pouvaient se permettre de se retrouver et de se regrouper trop longtemps. Il était attendu de tous qu’ils naviguent de groupe en groupe, afin de s’assurer que personne ne s’ennuie – mais aussi de tisser des relations, de renforcer les liens entre les domaines, de tendre l’oreille aux ragots…

 

Morghan eut de plus en plus l’impression que ses journées s’écoulaient au ralenti, devenant de plus en plus épuisantes. Il avait grand hâte que le tournoi commence.

 

- - -

 

Quelque temps avant la journée d’ouverture, la rumeur se répandit que sire Arthaud avait autorisé sa fille unique à le rejoindre. Morghan ne la connaissait que les histoires racontées à son sujet : plus jeune que lui d’une année, on la décrivait volontiers comme laide et malchanceuse. Sa mère était morte à sa naissance, elle était rousse et elle n’avait aucun sens des conventions. D’aucun disait qu’elle attendait que son père ait le dos tourné pour voler les habits de son frère de lait et se comporter en garçon. Si elle n’avait pas été la fille d’un chevalier honorable et respecté, beaucoup l’auraient déjà ouvertement accusée de sorcellerie.

 

Connaissant la propension de la cour à déformer les faits, Morghan ne s’était attendu à rien de particulier. Bien lui en prit, car lorsque sire Arthaud avait remonté l’allée centrale de la salle d’audience pour leur présenter officiellement la jeune dame Isaura, le prince put constater qu’elle ne ressemblait en rien à ce qu’il avait pu entendre. Certes, elle était rousse, mais c’était la seule chose que les récits avaient eu de juste. Elle n’avait rien d’une sorcière perfide et brute qui prenait l’apparence d’un garçon. Bien au contraire, sa constitution était presque trop délicate par rapport aux canons de beauté de la cour. Elle faisait frêle et fragile, presque une enfant – impression renforcée par son front trop petit et ses grands yeux.

 

Une fois les présentations du jour terminées, Morghan chercha Salvin du regard pour l’inviter à le rejoindre, afin qu’ils gagnent la salle du banquet ensemble. Le valet se tenait sagement près du mur, comme il en était d’usage pour les serviteurs, et posait un regard pensif, intrigué, sur la fille de sire Arthaud. Morghan fronça les sourcils, mais il ne s’agissait pas de l’air coquin habituel que Salvin arborait lorsqu’il découvrait une fille à son goût. Malgré tout, le jeune prince se résolut à mettre les choses au clair avec son valet le plus rapidement possible : il s’agissait de la fille unique du chevalier qui était le bras droit de son père. Il n’avait pas intérêt à tenter quoi que ce soit !

 

- - -

 

Au fil de la soirée, la salle du banquet se vida progressivement et, tandis que les sages se retiraient pour dormir, les couche-tard s’éparpillèrent dans les jardins pour profiter de la fraîcheur de l’air. En tant que fils de l’hôte et prince, et malgré sa fatigue, Morghan suivit l’exemple des seconds.

 

Les discussions tournaient autour des potins et des ragots, des dernières petites histoires de cœur de certains seigneurs ou fils de seigneur, des folies de certaines dames. Morghan réussit à faire bonne figure quelque temps ; mais il finit par se rendre compte qu’il n’écoutait absolument pas ce que lui racontait le jeune homme en face de lui. Alors qu’il cherchait une excuse pour mettre fin à la conversation, il avisa dame Isaura, à quelques pas, qui attendait sagement son tour pour l’approcher. Curieux de savoir ce que la jeune fille lui voulait, surpris de la voir seule, sans la compagnie de son père ou d’une autre dame, il s’excusa auprès du chevalier et se rapprocha d’elle.

 

— Ma dame, je suis heureux de vous croiser à nouveau, dit-il en guise de salut.

 

Elle lui adressa un sourire amical et s’inclina légèrement, avant de répondre :

 

— Moi de même, votre Altesse.

 

Puis, après une pause polie, elle continua :

 

— Si votre Altesse me le permet, j’aurais souhaité lui poser une question.

— Je vous en prie.

— Les rumeurs disent que votre valet serait une licorne. Est-ce la vérité ?

 

Morghan jeta un coup d’œil à Salvin, qui se tenait non loin de là, en retrait mais à portée d’oreille.

 

— C’est la vérité, confirma-t-il.

— Les autres dames parlaient d’un étalon superbe, avec une robe de velours noire piquetée d’argent. Elles ont oublié de mentionner le fait qu’il est aussi séduisant sous sa forme humaine.

 

Morghan, pris de court, ne put que cligner des yeux avec un air de poisson hors de l’eau. Salvin, de son côté, décida que cette déclaration était une invitation à les rejoindre et se rapprocha. Il dit ensuite à mi-voix :

 

— Ma jeune dame, tout est bon pour tenter ces pauvres âmes humaines et les pousser à arpenter de sombres chemins.

 

Morghan crut qu’il allait s’étouffer devant l’audace de Salvin, qui ne cherchait même pas à masquer sa tentative de séduction, mais avant qu’il ait seulement pu ouvrir la bouche, dame Isaura répliquait :

 

— Oh, vraiment ? Vous me rendez curieuse. Je me demande ce que ce serait, de chevaucher une licorne…

 

Le sourire de Salvin s’agrandit, pendant que Morghan cessait tout bonnement de respirer. Il commençait à comprendre pourquoi sire Arthaud avait tenu sa fille tout ce temps loin de la cour, ainsi que la provenance de certaines rumeurs. Quelle était cette scène, qui se jouait sous ses yeux ?! Son valet et la fille d’un chevalier respectable qui flirtaient crûment au milieu de la foule d’invités venus pour le tournoi…

 

Mais il n’était pas au bout de son indignation, ni de sa surprise. Salvin réussit l’exploit d’enfoncer le clou en déclarant :

 

— Hélas, c’est un privilège qui ne revient qu’à notre Altesse adorée ! Mais qui sait : peut-être pourrions-nous envisager une exception pour vous, charmante dame ?

— Ça suffit, gronda Morghan, maintenant proprement mortifié. Tiens-toi correctement ! C’est à la fille de sire Arthaud, que tu t’adresses !

— Eh, je suis parfaitement courtois, protesta Salvin.

— Parfaitement, renchérit dame Isaura, une lueur malicieuse et amusée brillant dans ses yeux noisette.

 

Morghan cilla à nouveau. Seigneur, dans quel traquenard venait-il de tomber ? À quoi ces deux-là étaient-ils en train de jouer ? Il n’eut néanmoins pas l’occasion d’intervenir plus en avant que dame Isaura eut un petit geste de la main et dit :

 

— Je vous prie de m’excuser, votre Altesse. Loin de moi l’idée de vous ignorer au profit de votre licorne.

— Il… il n’y a pas de mal.

 

Enfin ça, il n’en était pas certain. Aucune femme qu’il avait pu croiser par le passé ne s’était comportée de cette manière. Ceci dit, il en avait rencontré la majorité alors qu’elles entouraient la reine et, toute audacieuse qu’elle soit, Morghan doutait que dame Isaura aurait osé tenir un discours pareil devant dame Solène.

 

— Isaura ! appela alors une voix grave.

 

Il s’agissait de son père. Sire Arthaud les rejoignit, fit les gros yeux à sa fille qui, elle, prétendit ne rien avoir remarqué. Après avoir jeté un coup d’œil à Salvin, puis Morghan, le chevalier s’inclina devant ce dernier.

 

— Veuillez nous excuser, votre Altesse, mais il se fait tard. Ma fille a chevauché quelques heures pour arriver ici à temps et elle a désormais besoin de repos.

— Je vous en prie, sire Arthaud. Ma dame, les salua Morghan.

— Votre Altesse, répondit dame Isaura, avec une petite révérence.

 

Elle glissa ensuite sa main au creux du coude de son père et ils quittèrent ensemble les jardins. Morghan, encore perturbé par la discussion qu’il venait d’avoir, faillit sursauter quand Salvin lui souffla :

 

— Cette jeune fille a piqué mon intérêt.

 

Morghan grimaça :

 

— Ne parle pas d’elle ainsi, c’est indécent.

— Oh. Te plairait-elle ?

 

Le prince croisa les bras et lança un regard en coin à la licorne.

 

— Non, pas spécialement.

— Alors tu ne verrais pas d’inconvénient si je…

— Salvin ! l’interrompit Morghan.

 

La licorne prit un air surprit.

 

— Oui ?

— Tu as sept siècles de plus qu’elle !

— J’ai sept siècles de plus que la totalité des êtres humains actuellement en vie. Si l’âge devait être un critère, autant me faire moine.

 

Puis Salvin croisa les bras à son tour et fit remarquer :

 

— Ça ne t’a pas dérangé lorsque je plaisantais de la même manière au sujet des servantes et des soldats.

— Dame Isaura n’est ni une servante ni un soldat, répliqua Morghan.

 

Salvin haussa les sourcils.

 

— La valeur d’un être humain dépendrait donc de la présence ou de l’absence de statut ?

 

Réalisant le manque de discernement dont il avait fait preuve en choisissant sa répartie, Morghan détourna le regard, un peu rouge de honte. Ce n’était pas honorable de sa part que d’avoir sous-entendu une telle chose. Pourtant… c’était effectivement la vérité. Une femme sans statut n’avait qu’une valeur limitée aux yeux de la noblesse.

 

Pris entre la vision qu’on lui avait inculquée et le changement de perspective subitement provoqué par Salvin, Morghan finit par secouer la tête.

 

— Ce n’est pas le sujet. Dame Isaura est la fille du bras droit de mon père. À moins que tu ne souhaites finir sur le bûcher, tu devrais te tenir tranquille en sa présence.

 

Salvin attarda son regard sombre sur lui un instant, avant de laisser filer un sourire. À aucun moment il n’avait eu l’intention de sous-entendre quoi que ce soit de réellement indécent impliquant la jeune femme. Morghan l’avait coupé avant d’avoir la fin de sa taquinerie et il avait tiré cette conclusion tout seul. C’était tout de même amusant de le voir s’indigner de la sorte.

 

— Je t’embête, ne t’en fait pas. Elle est à peine sortie de l’enfance. Je suis peut-être une licorne, mais je ne suis pas dépourvu de sens moral.

 

Morghan se détendit un peu. Il commençait à avoir l’habitude de l’humour douteux de Salvin ; tout comme ses accès de sérieux et de sincérité. Il disait la vérité, lorsqu’il annonçait n’avoir aucune intention déshonorable envers dame Isaura.

 

— Dans son cas à elle, je ne suis pas certain qu’il s’agissait d’humour, fit-il ensuite remarquer.

— Oh, si ! Mais c’était de moi qu’elle se moquait.

— Que veux-tu dire par là ?

— Que la petite est très loin d’être aussi naïve qu’elle s’en donne l’air.

 

Cette réponse n’était pas plus claire que la précédente, mais Morghan renonça à l’idée d’insister. Il avait passé suffisamment de temps seul avec son valet et il restait encore des invités dans les jardins. Il ne pouvait se permettre de laisser croire qu’ils les délaissaient pour la compagnie d’un serviteur. Après un bref soupir, il replongea dans le bain des mondanités.

 

- - -

 

Les premières équipes de chevaliers et de soldats arrivèrent une semaine avant le début du tournoi. Seuls les nobles les plus titrés furent hébergés au château. Pour les autres, des champs en jachère avaient été mis à disposition afin qu’ils y installent leurs tentes. Ces champs étaient situés tout autour de l’endroit où avaient été dressées l’arène et les estrades du tournoi, et il sembla bientôt qu’une petite ville poussait progressivement hors de terre.

 

La majorité des seigneurs les plus importants étaient venus : sire Edmond, évidemment, mais aussi le chancelier seigneur Bernard, sire Yvain frère aîné de sire Gabin, ou encore sire Théobald, frère aîné de sire Gabriel. Sire Louis, le ministre dont dépendait la compagnie de Morghan, était également présent, tout comme sire Richard, le père de sire Léon. Il ne manquait à l’appel que sire Geoffroy, le ministre responsable des relations diplomatiques, et l’autre sire Richard, seigneur de Vernou-sur-Brenne, Nazelles et Chançay entre autres villes.

 

Sire Robin et sa licorne arrivèrent en fin de journée. Morghan et Salvin décidèrent d’aller prendre la mesure de leurs adversaires en se rendant sur le site où ils devaient camper ces prochains jours. Ils s’arrêtèrent sur une petite butte, Morghan monté sur le dos de Salvin, sans se rapprocher. Comme sire Robin et lui étaient rivaux, ils seraient présentés l’un à l’autre officiellement au cours du banquet de ce soir.

 

Sire Robin avait sensiblement le même âge que Morghan, mais il était plus grand et plus solidement bâtit. Ses cheveux châtains, presque blonds dans la lumière du soleil couchant, le rendait curieusement assortit à la robe isabelle de sa licorne. Celle-ci avait un crin sombre et parsemé de paillettes argentées, comme celui de Salvin, mais la ressemblance s’arrêtait là. Autrement, elle était beaucoup plus fine que Salvin, sa corne était plus courte et le tout lui donnait l’air plus jeune. Si Salvin donnait l’impression d’une statue de velours et d’argent, l’autre licorne semblait être une flèche d’or et d’acier.

 

Morghan était encore en train d’essayer d’estimer le nombre d’hommes qui accompagnaient sire Robin quand il sentit le dos de Salvin se crisper. Son valet porta son poids sur une jambe, puis l’autre, les oreilles plaquées en arrière. Quelque chose, dans la scène qui se jouait sous leurs yeux, ne lui plaisait vraiment pas. Était-ce la manière dont sire Robin avait attaché sa licorne avec les autres chevaux ?

 

Quand Salvin tourna finalement la tête vers lui, Morghan dit :

 

— Rentrons. Tu m’expliqueras une fois au château.

 

La licorne cligna des yeux, puis fit demi-tour au trot. Monté à cru, Morghan fut un peu secoué, d’autant plus que Salvin se souciait plus de la vitesse que d’amortir sa foulée, mais il ne protesta pas. La tension dans les pas de son valet lui suffisait pour deviner que Salvin faisait son possible pour ne pas partir à pleine vitesse.

Une fois de retour dans l’enclos, Morghan eut tout juste le temps de ranger le tapis et la sangle qu’ils utilisaient lorsque le prince montait sans équipement que Salvin avait déjà repris forme humain. Il émergea de l’abri avec à peine ses bas d’enfiler et passa sa chemise par-dessus sa tête tout en disant, essoufflé :

 

— On ne peut pas affronter sire Robin et sa licorne.

 

Son regard, lorsque sa tête réapparut de derrière le tissu, était grave et inquiet.

 

— Pourquoi ?

— Cette licorne, c’est un gamin !

 

Morghan se figea un instant sous l’effet de la surprise, puis de l’horreur.

 

— Tu en es sûre ? demanda-t-il à voix basse.

 

La question était surtout rhétorique, pour lui laisser le temps de réfléchir. Après tout, il s’était lui-même fait la réflexion que la licorne de sire Robin paraissait nettement plus jeune que Salvin.

 

— J’en suis certain. On atteint notre taille adulte vers l’âge de dix ans, mais à cet âge, les articulations, les os, tout est encore fragile. Ce petit doit avoir douze ans, maximum. Il n’a rien à faire dans un tournoi, il va se faire tuer !

 

Salvin s’était rarement montré aussi émotif. Il semblait désespéré de convaincre Morghan – ce qui était inutile. Morghan était évidemment d’accord avec lui. Les deux épreuves principales du tournoi, à savoir la mêlée et les joutes, n’étaient pas un endroit pour un enfant, même s’il était une licorne d’apparence adulte.

 

Mais qu’allaient-ils pouvoir faire ? Morghan avait beau réfléchir furieusement à une solution, rien ne lui venait. L’enfant était une licorne, une monture comme une autre aux yeux de la majorité. Il n’avait aucun droit qui l’autorisait à se rendre devant les organisateurs et les juges pour critiquer le choix de monture d’un autre chevalier. Outre le fait que cela serait mis sur le compte de la couardise et de la mesquinerie, aucun d’entre eux n’irait refuser la participation de la licorne de sire Robin. Elle était, avec Salvin, censée être l’attraction principale de ce tournoi.

 

Alors qu’il se débattait avec ses pensées, son valet lâcha soudainement :

 

— Tu ne vas rien faire, c’est ça ?

 

Le ton de Salvin était neutre, mais l’intensité de son regard noir en disait assez long sur ce qu’il ressentait. Sa colère soudaine pétrifia Morghan ; l’absence apparente de réaction du prince agaça d’autant plus l’autre homme.

 

— Tu comptes te contenter de croiser les doigts pour qu’il survive à la mêlée, puis aux joutes ?

 

Les joutes n’étaient pas forcément moins dangereuses que la mêlée pour les chevaux. Outre les éclats de bois et d’acier projetés par les lances qui explosaient, d’autres risques bien réels les guettaient : celui d’être empalé par une lance mal ajustée, qu’une des montures panique et percute l’autre de plein fouet…

 

— Finalement, on n’est que des chevaux, hein ?

 

Le fiel qui s’infiltra dans la voix de Salvin sortit Morghan de sa stupeur. La colère que dégageait à présent la licorne n’était pas sans rappeler la dernière fois qu’il s’était énervé à ce point. À cette époque également, le sujet était celui des enfants.

 

Comprenant vaguement ce qui était en train de se jouer, le jeune prince croisa les bras et dit :

 

— C’est vraiment l’opinion que tu as de moi ? Tu crois réellement que je laisserais un enfant mourir sans rien faire ?

 

Son cœur battait si fort qu’il l’entendait presque résonner dans ses oreilles et il se surprit d’avoir réussi à garder une voix ferme. Ce fut au tour de Salvin de se figer. Puis, tandis que la licorne baissait les yeux, Morghan ajouta :

 

— Je ne suis pas mon père.

 

La vérité sous-entendue par cette déclaration, celle qui insinuait que Landerich pourrait regarder un enfant mourir sans ciller, le glaça de l’intérieur. Avant qu’il ne prononce ces mots, il n’avait pas réalisé à quel point il les pensait vrais.

 

Salvin sembla se tasser quelque peu sur lui-même. Il s’appuya contre la barrière qui longeait l’abri, avant de soupirer :

 

— Je sais. Je sais, je suis désolé.

 

Il se passa les mains sur le visage et lança un coup d’œil à Morghan, pour jauger sa réaction. Le jeune prince le rejoignit et s’assit sur la barrière, à côté de lui.

 

— Que t’arrive-t-il ? Ce n’est pas uniquement parce que c’est un enfant, n’est-ce pas ?

 

Salvin baissa à nouveau le regard vers le sol et marmonna :

 

— Tu es devenu trop perspicace pour mon bien.

— Si tu ne veux pas en parler…

— Non, c’est bon.

 

Il releva les yeux, les promena à travers l’enclos comme si c’était la première fois qu’il le voyait, puis dit lentement :

 

— Je t’ai déjà dit que les licornes n’ont que rarement des enfants. La dernière fois que j’en ai vu un aussi jeune… C’était avant que la quasi-totalité de notre Clan ne soit massacrée par des chasseurs. Les seuls survivants furent ma cousine, son compagnon et moi.

 

Morghan déglutit alors que les implications de la révélation de Salvin faisaient leur chemin. De son côté, la licorne hésita, puis décida de s’en tenir à ça pour l’instant. Morghan n’avait pas besoin de connaître tous les détails macabres de la scène pour comprendre sa réaction.

 

— Je ne supporte pas l’idée d’être à nouveau impuissant alors qu’un enfant est mis en danger… mais tu n’y es pour rien. Ce n’est pas ta faute et je n’aurais pas dû m’en prendre à toi. Tu n’es effectivement pas ton père.

 

Morghan accepta ses excuses d’un hochement de tête, puis dit :

 

— Je comprends un peu ton sentiment. Je suis resté silencieux parce que je n’ai aucune idée de ce que nous pourrions faire pour empêcher cela. Je pourrais déclarer forfait, mais mon père risquerait de me forcer à participer malgré tout.

— Je n’ai pas plus d’idée que toi, admit Salvin.

 

Après un instant de silence morose, amer, Morghan descendit de la barrière et dit :

 

— Voyons déjà comment la cour réagira à la forme humaine de cet enfant. Le château à l’habitude de te voir, désormais, et nombreux sont ceux qui ne te considèrent plus comme une simple monture. De plus, je doute que beaucoup de nos gens restent de marbre lorsqu’ils découvriront l’apparence humaine de cette licorne. Sinon, nous avons encore quelques jours pour trouver une solution. Peut-être que sire Edmond ou sire Léon auront une idée.

 

Salvin le fixa un long moment en silence – suffisamment longtemps pour que Morghan, gêné, demande :

 

— Qu’y a-t-il ? Ai-je dit une bêtise ?

— Non, justement. Je me demandais depuis quand tu es devenu aussi raisonnable.

— Il faut bien que l’un de nous deux garde la tête froide.

— Parfait ! Si tu deviens plus responsable, je vais enfin pouvoir me mettre à faire des bêtises.

 

Le jeune prince lança un regard exaspéré à son valet.

 

— Très drôle. Allez, dépêche-toi, il faut encore que nous nous préparions pour le banquet.

 

Salvin lui retourna un sourire amusé ; mais quand Morghan lui eut tourné le dos pour quitter l’enclos, ce sourire s’affadit avant qu’il ne lui emboîte le pas. Il savait qu’il allait détester la soirée à venir. Il détesterait également les jours qui suivraient. Il ne s’était pas forcément attendu à ce que la situation de la licorne qui devait être son adversaire soit égale ou meilleure que la sienne, mais jamais il n’aurait cru qu’il se retrouverait face à un enfant. Il avait anticipé le sentiment d’agacement, éventuellement de colère ; il n’avait pas été préparé à la vague d’horreur glacée qui lui avait donné la nausée, ni à la fureur qui flambait désormais dans son cœur.

Oui, les jours à venir promettaient de ne pas être simples.

 

- - -

 

Sire Robin remonta l’allée centrale jusqu’à la table d’honneur. Tous les regards étaient braqués sur le garçon d’une dizaine d’années qui le suivait. L’enfant n’était vêtu que d’une tunique grise, très simple, et aucune chaussure ne protégeait ses pieds. Ses cheveux étaient aussi blonds que le pelage de sa forme animale et étaient coupés très court. Ses grands yeux bleus avaient une étrange couleur saphir.

 

Le contraste avec Salvin était intense. Ce dernier avait mis la main sur une tunique noire dont les pans de chaque côté de ses cuisses se terminaient en pointe. Le col était décoré d’arabesques brodées de fils argentés. Il la portait par-dessus une chemise gris sombre et des bas à peine plus clairs. Comme il ne quittait le château principalement sous sa forme de licorne, ses chaussures en cuir foncé avaient l’air quasiment neuves. Il avait tiré en arrière ses cheveux bruns, désormais assez long pour que cette coiffure lui donne une certaine allure. Tous ses vêtements étaient taillés dans un tissu simple, mais de qualité. Le tout allié à son attitude de soldat au repos suffisait à le rendre impressionnant. Face à lui, la licorne de sire Robin ne pouvait pas passer pour autre chose qu’un enfant à peine en âge d’être page.

 

Le chevalier et la licorne saluèrent la tablée, puis sire Robin dit :

 

— Mon roi, mon prince, je vous présente Auri. C’est sur son dos que j’aurai l’honneur de vous affronter, monsieur.

 

Une vague de murmures parcourut la salle du banquet. Comme il ne pouvait détourner le regard de son adversaire, Morghan n’avait aucune idée du ton de ce qui se soufflait. Une chose était certaine : que sire Robin confirme que l’enfant était sa licorne n’avait laissé que peu de monde indifférent.

 

Tous se turent lorsque Landerich prit la parole :

 

— Ce petit animal est bien jeune, mais voilà qui devrait représenter un défi intéressant pour le vieux destrier de mon fils.

 

Morghan serra les mâchoires. Son père venait de faire savoir à tous qu’il jugeait Auri apte à combattre une licorne adulte, et il en profitait pour insulter Salvin au passage. Après cela, peu importait les murmures. Le roi était considéré comme un expert au sujet des licornes, personne n’oserait émettre d’objection.

 

— Que nos licornes se serrent donc la main ! s’exclama ensuite Landerich. Qu’elles se saluent et se reconnaissent comme adversaires !

 

Morghan ne put s’empêcher de se tourner vers Salvin, avant d’hésiter : devait-il intervenir ? Ne risquait-il pas d’empirer les choses, s’il s’interposait maintenant ?

 

— Que la licorne de mon fils s’avance ! ordonna Landerich sur un ton plus dur.

 

Le regard normalement noir de Salvin brilla d’un éclat argenté menaçant lorsqu’il croisa les yeux bruns de Landerich. Les lèvres du roi tressautèrent brièvement, esquissant l’ombre d’un rictus amusé. À cet instant, Salvin comprit que Landerich savait parfaitement quel sentiment la situation lui inspirait et qu’il en tirait une joie perverse. Le temps d’une longue et terrible seconde, la fureur de la licorne ne connut plus de limite. La magie répondit à l’appel de sa colère et glissa sur sa peau telle une vague brûlante qui n’attendait désormais plus que son ordre pour s’abattre sur sa cible.

 

Puis plus rien.

 

La magie disparut d’un seul coup dans un crépitement discret, à peine audible, et une légère vague de chaleur qui, lorsqu’elle le quitta, lui provoqua une chair de poule qui s’attarda quelques instants.

 

Plus rien, sauf le contact de la main de Morghan. Il avait discrètement effleuré son poignet alors qu’il se levait et commençait à contourner la table.

 

— Que nos licornes ne soient pas les seules à se saluer ! lança le jeune prince. J’ai moi-même eu l’écho de certains de vos exploits, sire Robin, et je vois approcher le jour de notre confrontation avec impatience !

 

Il n’y eut que Salvin, Landerich et peut-être les chevaliers de sa compagnie pour se rendre compte du léger tremblement qui fit vibrer la voix de Morghan sur la première partie de sa déclaration. Le cœur battant, le prince acheva de faire le tour de la table pour rejoindre sire Robin. À son grand soulagement, Salvin le suivit sans plus d’effusion.

 

Les deux humains et les deux licornes se serrèrent la main. Quand le regard saphir de l’enfant rencontra celui d’argent de son aîné, Salvin eut toutes les peines du monde à se contenter d’une brève poignée. Il avait déjà vu cette expression détachée, distante, quelque part entre résignée et déterminée ; c’était alors un autre temps, une autre guerre, d’autres enfants. Il avait envie d’enlever Auri et de s’enfuir avec lui.

 

Il relâcha finalement la main du garçon et reprit sa place, deux pas derrière Morghan. Ce dernier échangea encore quelques banalités d’usage, puis Landerich invita son fils et sire Robin à s’asseoir pour débuter le repas.


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20/06/2025
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