R&L T1 - Chapitre 11
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Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.
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Chapitre 11
Année 1025
Sire Mathis avait ouvert les chambres restantes du fort à Morghan et ses chevaliers, ainsi que ses bains. Parmi les habitants de Chambray, ceux qui avaient de la place sous leur toit invitèrent spontanément les soldats qui ne pouvaient loger avec le reste de la garnison. Après la nuit qu’ils venaient de vivre, les pertes qu’ils avaient subies et celles qui risquaient encore d’arriver – l’état des soldats les plus gravement blessés était préoccupant –, la bienveillance dont firent preuve les gens de Chambray réconforta beaucoup la compagnie de Morghan.
Malgré cela, et alors même que Salvin et sire Gabin l’avaient enjoint de se reposer, Morghan se sentait beaucoup trop tendu pour rester immobile. Même l’eau chaude du bain ne parvint pas à le calmer. Au bout de quelques instants, il quitta sa bassine, se rhabilla et faussa compagnie à Salvin. S’il sentait l’attention de la licorne braquée sur lui alors qu’il quittait les bains, elle ne dit pas un mot.
Lorsqu’il se retrouva à l’air libre, il sentit un léger vertige le prendre. Après les horreurs de cette nuit et l’atmosphère tamisée des bains, se retrouver éclairé par le soleil de midi et être balayé par une petite brise fraîche et vive lui donnait la sensation d’être entré dans une autre réalité. Depuis le seuil des bains, rien ne semblait indiquer que des gens étaient morts à quelques centaines de mètres de là, qu’il en avait tué certains et que, sous l’un des nombreux toits de chaume ou de tuiles, d’autres gens étaient mourants.
Il ne parvenait pas à rester immobile, mais il n’avait nulle part où se rendre. Ils ne reprendraient pas la route avant le lendemain et les hommes de sire Mathis avaient pris le relai pour surveiller l’endroit. Sa monture était actuellement sous forme humaine et ne nécessitait pas qu’il s’occupe d’elle. Il aurait pu rendre visite aux blessés, mais l’idée de risquer de les trouver morts en arrivant le rendait malade.
Tout était de sa faute. S’il avait accepté l’hospitalité de Chambray dès son arrivée, plutôt que de retourner monter le camp là où ils s’étaient trouvé quelques mois plus tôt, ils n’auraient sûrement pas été attaqués. Ses hommes n’auraient pas été blessés, tués ou ne seraient pas en train d’agoniser. Si…
— Votre Altesse ?
Morghan cilla et releva les yeux : voilà qu’approchaient les sires Edmond, Léon, Gabriel et Gabin, accompagnés par Mervin.
— Messires ?
— Vous sentez-vous bien ? demanda sire Edmond.
Le jeune prince n’eut pas le temps de répondre que la main de Salvin se posait sur son épaule.
— Évidemment que non, répondit la licorne. Comme chacun de nous ici, j’espère. Sinon, c’est que votre instinct de survie et votre humanité ont besoin d’être remis à l’heure.
Il adressa un petit sourire à Morghan, ôta la main de son épaule, fit un pas de côté pour dégager la voie aux chevaliers et ajouta :
— Donc dépêchez-vous d’aller vous baigner, les enfants. Ensuite, je vous emmène en promenade. Là où nous allons, il faut être propre.
Si sa déclaration lui attira plusieurs regards suspicieux, tous furent surpris lorsque sire Edmond se mit à rire avec un air dépité. L’aîné des chevaliers semblait avoir compris ce que mijotait Salvin et il entra dans la salle des bains en secouant la tête. Les autres le suivirent, murmurant entre eux sitôt la porte passée.
— En promenade ? demanda Morghan à son valet.
Le sourire de Salvin s’agrandit, mais son regard sombre semblait voilé par une ombre étrange.
— Vous êtes tous trop tendu et sur le point de craquer. Marcher un peu vous fera du bien et, là où nous allons, vous pourrez dormir ou vous rendre utile, selon votre choix.
— Tu nous emmènes où ?
Salvin lui répondit par un simple clin d’oeil et un très sournois :
— Surprise !
- - -
Il y eut un instant de silence incrédule lorsque les chevaliers découvrirent le lavoir. Tandis que Salvin s’éloignait pour négocier leur droit de séjour sur le territoire des lavandières, sire Edmond déclara :
— Votre valet est un homme sage, votre Altesse. Vous faites bien de le garder près de vous.
— Je dois vous avouer, sire Edmond, que j’ai actuellement un peu de mal à suivre sa réflexion.
— Était-ce votre premier combat, monsieur ?
— Oui.
Après ce qu’il venait de vivre, il ne comptait plus l’attaque du convoi essuyé lors de sa première sortie. C’était indéniablement effrayant et ça l’avait marqué, mais ce n’était rien en comparaison de la nuit dernière. Lors de l’attaque du convoi, il n’avait pas tué et il n’avait pratiquement pas combattu. Il avait eu Salvin déterminé à le protéger, placé entre lui et le danger. La nuit dernière…
Edmond se tourna alors vers les sires Gabin et Gabriel :
— Et vous, messires ?
Morghan fut surpris d’apprendre que Gabin était dans le même cas que lui. S’il s’était déjà battu, c’était en revanche la première fois qu’un affrontement virait au bain de sang, qu’il était obligé de prendre des vies et qu’il voyait des camarades tomber au combat.
— Les bandits que mon frère m’envoie pourchasser sont de petites vermines, plus lâches que dangereux, expliqua-t-il.
Sire Edmond hocha la tête. Les terres de la famille de Gabin étaient proches des siennes, mais elles ne comptaient que très peu de grosses villes. Les petits villages et les chemins qui les reliaient n’étaient pas intéressants, aussi il se doutait que ce territoire ne devait pas abriter les brigands les plus tenaces. Une bonne partie des crapules que Gabin avait dû chasser devaient être de jeunes hommes qui tentaient d’aider leur famille, plutôt que des bandits de métier. Leur flanquer la frousse était généralement suffisant pour qu’ils se tiennent tranquilles quelques années.
— Aucun de nous ici ne fait partie de ceux qui vivent pour la guerre, dit sire Edmond. Mais lorsque que nous devenons chevaliers, les escarmouches et la violence sont inévitables. De temps à autre, nous sommes obligés de tuer. Donner la mort à un prix et si vous ne voulez pas perdre l’esprit, ou votre humanité comme l’a dit Salvin, il est important de se rappeler pourquoi nous nous battons, ce qui est à l’origine de nos devoirs. Je pense que c’est pour cette raison que Salvin nous a amenés ici : ces gens sont le cœur de ce qui fait notre motivation.
En prononçant ces derniers mots, il avait tourné la tête vers les enfants de quelques-unes des lavandières qui, supervisés par une jeune fille un peu plus âgée que le reste du groupe, fabriquaient une cabane entre deux arbrisseaux.
— Nous nous battons pour qu’eux n’aient pas à le faire, dit lentement sire Léon. Ils nous servent et nous les servons. Ils représentent la vie telle qu’elle devrait toujours l’être, nous sommes le bouclier qui lui permet de rester ainsi.
— Nous souffrons pour qu’ils ne souffrent pas, pour qu’aucun de nous n’ait plus à souffrir.
Sire Gabriel avait prononcé cette phrase sur un ton cérémonieux et grave qui lui attira plusieurs regards surpris. Au même instant, Salvin revenait vers eux et déclara :
— Voilà quelques siècles que je n’avais pas entendu ce serment.
— Vous le connaissez ? s’étonna le chevalier.
— Il était populaire en Neustria, quand elle était au sommet de sa puissance. Je l’ai moi-même prêté, il y a longtemps. Comment le connaissez-vous ?
Morghan cilla, prit au dépourvu. Cela semblait être un serment de chevalier, à quel moment Salvin avait-il pu le prononcer ? Avait-il été chevalier ? Il avait dit « longtemps », mais également que cela faisait plusieurs siècles qu’il ne l’avait pas entendu. Ce serment faisait-il partie d’une autre tradition, à l’origine ?
— Il se trouvait dans un vieux livre, des chroniques tenues par l’un de mes ancêtres, expliqua sire Gabriel. J’étais écuyer lorsque je l’ai lu pour la première fois. Il m’a semblé très poétique et adapté à ma cérémonie d’adoubement. Quand j’ai participé à ma première bataille en tant que chevalier, j’ai compris que ce n’était pas de la poésie, mais une vérité bien cruelle.
Sire Edmond demanda sur un ton doux, dénué de jugement :
— Pourquoi continuez-vous de vous battre, sire Gabriel, si vous la trouvez cruelle ? Vous n’êtes pas le seul de votre fratrie, rien ne vous oblige à garder les armes.
L’aîné des chevaliers était rarement aussi direct ou intrusif et un petit silence succéda à sa question. Sire Gabriel le regarda en face lorsqu’il répondit :
— Je connais l’histoire de notre pays. Ma famille protège la frontière avec Anjou depuis plusieurs générations. Je sais que, tôt ou tard, je devrais faire un choix et mon honneur se refuse à faire celui du pleutre. Pourquoi déposer les armes, si c’est pour les reprendre par la suite ? Je n’apprécie pas ma position, mais l’alternative me semble bien pire.
Sire Edmond inclina la tête, accueillant sa réponse avec un sourire emprunt de compassion. Morghan, de son côté, n’était pas certain d’avoir saisi tous les sous-entendus de la tirade de sire Gabriel. De quel choix parlait-il ? En quoi l’histoire de la Neustria était-elle si importante pour qu’elle le décide à exercer une profession qu’il n’appréciait pas tant que cela ? Anjou les taquinait de temps à autre, mais le pays était stable et sûr depuis plus de cinq ans. Tout s’était définitivement apaisé après la dernière guerre d’indépendance menée par Landerich, lorsque Blois et Anjou avaient tenté de les prendre en tenaille pour, par la suite, se disputer la souveraineté du territoire. Morghan avait alors à peine une dizaine d’années et il n’avait pas été impliqué, il ne s’en souvenait donc pas vraiment ; mais depuis que la Neustria s’était définitivement imposée, rien n’avait laissé présager un revirement de situation.
Avant qu’il ne puisse questionner sire Gabriel, Salvin frappa dans ses mains et dit :
— J’ai plaidé notre cause auprès de ces dames. Ceux qui souhaitent aider le peuvent, à condition qu’ils n’oublient pas qui commande ici. Les autres sont autorisés à rester dans les environs, tant qu’ils évitent d’être dans les pattes de nos braves travailleuses. Je vous laisse décider ce qu’il en sera pour vous, de mon côté j’ai aperçu un arbre qui me supplie de l’utiliser comme appui-tête.
Sire Edmond remarqua le regard de la lavandière la plus âgée, celle qui se trouvait la plus amont du cours d’eau, et dit à voix basse :
— Avant toute chose, je pense qu’il serait sage de commencer par nous acquitter de notre droit de séjour, qu’en pensez-vous messires, votre Altesse ?
— J’en pense que cette foutue licorne a bien de la chance de pouvoir paresser, grommela sire Gabin.
Si les autres étaient tous plus ou moins habitués à l’exercice, comme en mission il n’y avait que les pages et les écuyers pour laver le linge, ce n’était pas le cas pour le jeune prince. Les femmes et les autres chevaliers rirent plus d’une fois de sa maladresse, mais les moqueries ne le visèrent jamais lui directement. Il servait plutôt de prétexte pour raconter les anecdotes et erreurs de débutant des uns et des autres.
Morghan fut tout de même un peu vexé lorsque le page de sire Léon, Mervin, entreprit de lui expliquer comment se servir de la lessive de manière plus efficace, sans pour autant abîmer le tissu. Comme l’enfant ne pensait pas à mal, il fit de son mieux pour ravaler sa fierté blessée et rester agréable, mais ce ne fut pas simple.
Tandis que les gestes devenaient plus familiers et automatiques, la tension le quitta progressivement, jusqu’à finalement ne laisser plus que l’épuisement. Une des femmes le chassa avant qu’il ne fasse une bêtise qui ne serait pas rattrapable et il rejoignit Salvin, ainsi que sire Edmond et sire Gabriel, à l’orée des arbres. Les deux premiers semblaient dormir, allongés dans l’herbe, mais ils ouvraient vaguement un œil au moindre bruit étrange. Le troisième s’était bel et bien assoupi, assit, les coudes sur les genoux et le front appuyé sur ses avant-bras.
Morghan s’installa à côté de Salvin, s’adossant au même arbre que lui. Il remua un peu pour trouver sa place entre deux nœuds de racines, puis ferma les yeux. Aussitôt, ce fut comme si son corps se mettait à peser deux ou trois fois plus lourd et il laissa échapper un long soupir.
- - -
Il s’endormit si vite et si profondément qu’il eut la sensation qu’il ne s’était écoulé qu’un bref instant entre le moment où il avait fermé les yeux et celui où la main de Salvin le secoua gentiment. Pourtant, d’après la position du soleil, il avait dû dormir presque deux heures complètes.
— Comment te sens-tu ?
— Ça va, dit Morghan.
Il retint néanmoins une grimace en se relevant : il avait des courbatures un peu partout et la nuque raide après avoir dormi contre un arbre.
— Et toi ?
— Je ne dirais pas non à un lit, soupira Salvin, mais je t’ai réveillé parce que sire Edmond envisage d’aller rendre visite aux blessés.
Ces quelques mots suffirent à faire éclater la bulle de calme dans laquelle Morghan avait réussi à s’installer ; mais malgré le retour de l’agitation et de la peur, ces émotions n’atteignaient plus la même intensité que quelques heures plus tôt. S’il s’inquiétait toujours de ce qu’il allait découvrir, il pouvait désormais passer au-dessus de son envie de fuir à toutes jambes. Il remercia donc Salvin de l’avoir réveillé puis, masquant son appréhension du mieux qu’il le put, rejoignit l’aîné du groupe.
Finalement, tous les chevaliers les accompagnèrent. Visiter leurs compagnons blessés était important, et après la nuit dernière, certains d’entre eux, comme sire Léon, avaient également besoin de se réapprovisionner en herbes et onguents divers. Sire Gabriel et Morghan s’étaient montrés intéressés par ses connaissances en herboristerie et leur chemin retour vers Chambray se transforma en cours de botanique improvisé.
Ils étaient au cœur de la petite forêt qui se situait entre le lac et la ville, en train d’écouter sire Léon parler des mérites de l’achillée, souvent utilisée pour arrêter les hémorragies, quand sire Gabin intervint :
— Votre Altesse, je viens de songer à une chose : la licorne ne pourrait-il pas aider les blessés ?
— Non.
Le ton de Salvin était si définitif et dur qu’il fit s’arrêter tout le monde. Sous les regards surprit, le valet quitta son attitude défensive première et soupira :
— Dans les faits, je pourrais, mais la guérison est un art différent de la magie. Il demande beaucoup de connaissances, un entraînement long et rigoureux, or je n’ai ni l’un ni l’autre. En voulant aider, je risque d’empirer les choses.
— Mais…
— Gabin, je parle d’expérience.
La tension dans la voix de Salvin et l’expression grave de son visage réduisirent enfin le chevalier au silence. Quand sire Gabin se fut détourné en s’exclamant : « C’était juste une question, ce n’était pas la peine d’être aussi dramatique ! », le groupe reprit sa progression – mais dans le silence, cette fois-ci.
À mi-voix, Salvin dit à Morghan :
— Si je pouvais faire quelque chose, je t’assure que je l’aurais déjà proposé.
— Je sais, ne t’en fait pas.
De toute manière, à en croire la réaction des soldats lorsque Salvin avait proposé son aide avec les chevaux morts, Morghan doutait que quiconque aurait consenti à se laisser soigner par la licorne. Ils l’appréciaient et reconnaissaient ses talents, mais cela ne voulait pas dire pour autant qu’ils lui fissent totalement confiance et, pour beaucoup, tout ce qui ressemblait de près ou de loin à de la magie devait être évité.
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Aucun des blessés n’était mort, mais aucun des plus gravement atteints n’avait repris connaissance. De plus, l’état de deux d’entre eux n’était pas vraiment encourageant. Parmi les blessés plus légers, certains resteraient en convalescence à Chambray, le temps de s’assurer que leur corps se rétablissait correctement. D’autres comptaient rester pour tenir compagnie à leurs camarades et les raccompagner lorsqu’ils seraient en état de voyager. Au final, ils rentreraient à Tours avec moitié moins d’hommes que ce qu’ils avaient au départ.
Les soldats semblèrent apprécier la visiter des chevaliers et, quand la rumeur se répandit que c’était Salvin qui avait réglé leur compte aux archers dissimulés aux alentours du camp, la licorne fut plus d’une fois remerciée. Elle accueillit la gratitude des soldats avec le sourire, mais en manifestant tout de même une certaine distance. Il sembla à Morghan que Salvin était mal à l’aise d’être remercié pour avoir tué.
Alors qu’ils quittaient les quartiers réservés aux blessés, le groupe de chevaliers virent rentrer une troupe d’hommes de sire Mathis, accompagnée de nombreux chevaux. Il s’agissait d’une équipe que l’administrateur de Chambray avait envoyée pour fouiller le camp des déserteurs et s’assurer qu’aucun n’avait survécu. Les hommes confirmèrent que le camp était vide et qu’il n’y avait aucune trace laissant supposer que quelqu’un était revenu après l’attaque. Sire Mathis envoya deux autres équipes pour explorer soigneusement la zone en guise de précaution, mais tout semblait indiquer qu’ils en avaient enfin terminé avec cette histoire.
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À la nuit tombée, un banquet fut dressé dans les jardins du fort, afin que tous ceux qui voudraient le rejoindre le puisse, sans distinction. Ce soir, il n’était pas question de rang ou d’honneur pour les vivants ; ce banquet était tenu en l’honneur des morts.
Morghan connut un instant de panique en réalisant qu’en tant que capitaine de la compagnie, il serait attendu de lui qu’il fasse un discours. Il finit par demander son aide à Salvin, qui l’envoya auprès de sire Edmond. Celui-ci, habitué des champs de bataille, s’était arrangé pour obtenir l’identité de chacun des morts et des blessés au cours de ces dernières heures et l’assista volontiers dans la rédaction d’un éloge pour les défunts.
Alors qu’ils terminaient, Morghan releva les yeux vers son aîné et dit :
— Je vous remercie sincèrement, sire Edmond. Vous avez toute ma reconnaissance autant pour votre aide ce soir, que pour avoir pris les choses en main ces dernières heures.
— Votre Altesse m’honore, mais je ne fais que mon travail.
— Vous faites également une partie du mien, je m’en rends bien compte, et j’en suis désolé.
— Ce n’est pas de votre faute si personne ne vous a jamais enseigné, dit doucement le chevalier.
Il regarda le jeune prince droit dans les yeux, avant d’ajouter :
— En laissant votre père négliger votre éducation, nous sommes beaucoup à avoir failli à nos devoirs envers vous. J’imagine que je pourrais utiliser l’animosité entre votre père et moi comme excuse pour expliquer mon manque d’implication, mais je sais que d’autres chevaliers avaient des motifs moins…
Il ne parvint pas à trouver le mot qu’il cherchait et Morghan conclut pour lui :
— Ils s’amusaient de mes lacunes.
— En effet.
Après un instant, Morghan demanda :
— Sire Edmond, si ce n’est pas indiscret, puis-je vous demander ce qui s’est produit pour que mon père et vous soyez en froid ?
Le chevalier secoua la tête :
— Je suis désolé, monsieur, mais je ne peux aborder le sujet sans trahir certains serments fait à votre père ; or, ce sont eux qui garantissent la sécurité de mes terres et de mes gens.
— Je comprends, je n’insisterai pas.
Cela dit, sa curiosité était piquée. Quoi qu’il soit arrivé, c’était suffisamment grave pour que Landerich s’assure du silence d’un chevalier tel que sire Edmond. Rien que ça…
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Le banquet fut assez sobre : des tables, des bancs, des plats simples et quelques torches pour les éclairer. Après le discours de Morghan, quelques membres de la compagnie prirent la parole à leur tour. Ils racontèrent des anecdotes sur les soldats morts, leur famille, comment ils s’étaient rencontrés… Plus d’une fois, des larmes furent versées.
Chacun étant fatigué, courbaturé et plus ou moins blessé, personne ne prolongea la veillée et elle ne dépassa pas le milieu de la nuit. Tous furent heureux de pouvoir dormir dans un lit, ce soir-là. Morghan apprécia d’autant plus ce luxe que ses ecchymoses avaient décidé d’éclore au cours des dernières heures et la douleur le laissait d’autant plus las. Alors qu’il se déshabillait, il put découvrir maintes traces violettes, certaines presque noires, sur ses épaules et ses bras, là où les épées avaient frappé son gambison. D’ailleurs, l’épais vêtement de cuir était fichu. Les lames l’avaient profondément entamé à plusieurs endroits et le faire repriser coûterait plus cher ou prendrait beaucoup plus de temps que de s’en procurer un neuf.
Il partageait sa chambre avec Salvin et sire Edmond, et il put constater que le chevalier n’était pas en meilleur état que lui. La licorne, en revanche, n’avait que quelques traces déjà jaunies et des marques de coupures qui semblaient dater de quelques jours. Morghan savait que les licornes étaient plus solides que les humains, mais c’était tout de même impressionnant de constater le contraste entre leurs deux espèces.
Surprenant le regard surprit du jeune prince sur lui, Salvin haussa les sourcils :
— Oui ?
Morghan réalisa qu’il était impoli et détourna aussitôt les yeux en disant :
— Non, je… Je m’étonnais juste que tu t’en sois sorti moins amoché que nous, alors que tu n’avais aucune protection.
— Je suis plus doué, que veux-tu !
— À en juger par ces cicatrices qui n’étaient pas là il y a quelques jours, je ne dirais pas cela, commenta sire Edmond.
— Oh, vous avez remarqué mes cicatrices, sire ?
Le ton de sire Edmond fut aussi professionnel que le sourire de Salvin était provocateur :
— On en apprend beaucoup sur la manière dont se bat l’autre en observant ses cicatrices.
— Je suis flatté de l’intérêt que vous portez à ma personne.
— Ne m’utilisez pas pour changer de sujet, Salvin, répliqua le chevalier, avec un sourire entendu.
La licorne lâcha un soupir théâtral, se laissa tomber dans un des lits, puis se redressa sur les coudes et dit :
— Les licornes guérissent plus vite que les humains. Notre corps puise de lui-même dans la magie qui nous entoure pour se soigner. Nous sommes aussi plus résistantes aux maladies et certaines qui sont fatales aux humains ne nous sont pas mortelles. Cela à cependant quelques inconvénients.
Il avait les deux autres hommes suspendus à ses lèvres, mais il attendit que Morghan lui demande en quoi une santé améliorée pouvait être un inconvénient, avant de répondre :
— Le processus n’est pas conscient ou volontaire, je ne saurais pas l’activer ou le désactiver sur commande. C’est une fonction automatique de notre corps, comme le sont les battements d’un cœur. Or, notre corps n’est pas toujours en mesure d’encaisser la fatigue qui vient avec cela. Les licornes ayant vécu en groupe pendant des millénaires, ce n’était pas un souci pour nous. Lorsque l’une d’elles était blessée, les autres lui offraient l’énergie dont elle avait besoin. De nos jours… Eh bien, ce don qui nous sauvait la vie quelques siècles plus tôt peut désormais nous la coûter.
Il n’y avait pas à se demander pourquoi leur espèce s’éteignait petit à petit, songea Salvin. Seules les demis et les quarts licornes étaient plus épargnées que les pures ou presque pures, car leur accès à la magie était souvent restreint. Plus d’une fois, Salvin avait songé que cela risquait bien de signer la disparition des licornes de pure souche – à moins qu’un évènement ne fasse à nouveau basculer la balance en leur faveur, mais il avait peu d’espoir.
Au fil des siècles, sa capacité à avoir accès à la magie s’était amenuisée. Il lui semblait que plus les êtres magiques disparaissaient de la surface du monde et plus la magie elle-même se plaçait hors d’atteinte. Il soupçonnait qu’un jour, plus personne ne se souviendrait de son existence – bon nombre d’êtres magiques n’étaient déjà plus que des légendes.
L’avenir semblait appartenir à ceux dont les capacités ne dépendaient pas, ou pas totalement, de la magie ; ceux qui puisaient leurs pouvoirs dans leur propre énergie : les sorciers, les guérisseurs, les humains capables de se transformer en animaux… Ils n’avaient pas besoin de se relier aux forces du monde pour accomplir leurs exploits. Ils étaient porteurs d’une étincelle qui leur était propre.
Les êtres magiques avaient eu leur heure de gloire, dans le passé, alors que l’espèce humaine commençait à peine à émerger. La mère de Salvin lui avait raconté comment, au temps de son arrière-grand-mère, certaines créatures étaient alors adorées par les humains, élevées au rang de dieux. Salvin lui-même avait connu un temps où les hommes respectaient les licornes et où il ne serait jamais venu à l’idée de quiconque de les chasser.
Pourtant, désormais…
- - -
Le retour à la capitale se fit dans un silence grave. Ils partirent peu avant l’aube, afin d’arriver à Tours au milieu de la matinée et que chacun puisse avoir le reste de la journée pour se reposer ; mais aussi pour que l’air froid continue de préserver les corps qu’ils ramenaient avec eux.
Sire Gabin, accompagné par sire Gabriel, prit la route de son côté. Il rentrait directement sur les terres de sa famille, son destrier mort traîné par la mule sur laquelle il était monté.
Les jours qui suivirent leur retour à la capitale furent à peine plus légers. Morghan accompagna sire Edmond dans sa visite des familles des soldats morts et blessés. La grande majorité habitait Tours, mais certaines vivaient dans des fermes alentours. En tout, il leur fallut presque une semaine pour visiter chaque famille de la liste, sans négliger leurs autres obligations.
Car dans le même temps, les cérémonies et mises en terre des corps furent conduites. Morghan dut également faire son rapport à sire Louis, puis quelques jours après, à son père. Le jeune prince s’était attendu à des remontrances de la part de Landerich, mais celui-ci, après l’avoir écouté en silence, se contenta de dire :
— Si j’ai bien compris, celui qui a le plus géré la situation désastreuse dans laquelle tu as mis tes hommes, c’est sire Edmond, seigneur des Ormes ?
Morghan fixa son père avec une pointe de crainte. Il avait tenté d’éviter d’entrer dans les détails, mais il ne pouvait pas non plus transformer la vérité.
— Je t’ai posé une question.
— Oui, Père, répondit enfin Morghan.
La honte lui serrait la gorge. Quand son père le renvoya de son bureau d’un simple signe de la main, sans rien ajouter et sans même le regarder, il ne se fit pas prier. Il retrouva Salvin dans le couloir et son valet lui lança aussitôt un coup d’oeil inquiet. Comme il n’avait pas le cœur d’expliquer ce qui venait de se produire, Morghan se borna à déclarer :
— C’était plus court que je ne l’avais craint. Allons-y maintenant, j’ai encore des visites à faire avec sire Edmond.
Salvin ne chercha pas à insister.
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