R&L T1 - Chapitre 10
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Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.
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Chapitre 10
Année 1025
L’hiver approchait lorsque les rumeurs au sujet de bandits sévissant entre Chambray et Tours commencèrent à arriver au château. Au début, Landerich n’en fit pas grand cas. Les bandits et le froid allaient toujours de pair, comme les plus démunis se tournaient vers les agressions et le vol pour tenter de survivre. Par la suite, la situation devint si sérieuse que sire Mathis vint réclamer l’aide de la capitale. Il souhaitait organiser une battue et mettre les brigands hors d’état de nuire, mais il manquait d’hommes. Le message du jeune administrateur mentionnait qu’une partie des hors-la-loi étaient des soldats en garnison à Chambray, qui avaient déserté suite à l’exécution de sire Emile. Sire Mathis avait fait un rapport à ce sujet au début de l’automne, mais comme aucun de ces hommes n’avait été revu ensuite, l’incident avait été considéré clos. Les déserteurs étaient monnaie courante lors des évènements politiques de ce genre, et s’ils étaient sévèrement punis lorsqu’ils étaient attrapés, l’approche de l’hiver apportait des sujets d’inquiétudes bien plus pressants que le sort d’une dizaine de lâches.
Au cours de ces dernières semaines, le groupe de quatorze déserteurs s’était agrandi. Ils comptaient désormais une vingtaine d’hommes et commençaient à causer des ennuis. Ils étaient assez peu nombreux pour que les pistes qu’ils laissaient soient difficiles à suivre. Aussi, les anciens soldats savaient comment s’y prendre pour masquer leurs traces. Ils utilisaient les sentiers laissés par les bêtes sauvages et n’hésitaient pas à passer par des terrains quasiment impraticables, où aucun cheval ne pourrait jamais s’engager. Les groupes que sire Mathis avait envoyés contre eux s’étaient retrouvés plus d’une fois dans un guet-apens et, au cours du dernier affrontement, seule la moitié de la patrouille en avait réchappé. Pour les déloger une bonne fois pour toutes, il semblait qu’une battue, comme celles qui étaient utilisées contre les bandes de sangliers, était la seule solution.
Il s’agirait de former deux lignes de cinquante hommes, la première armée de lances et d’épées, la seconde armée d’arbalètes, qui auraient pour but de débusquer et repousser les cibles contre deux autres lignes, plus petites, placées en embuscade. Malheureusement, entre les désertions et les morts, il manquait près de cent vingt hommes à sire Mathis. Même après avoir revu le dispositif et les formations pour mettre sur pied une équipée plus petite, il manquait toujours d’effectif. Il avait alors eu l’idée de demander au roi d’envoyer son fils et sa compagnie à l’aide de la ville dont il était le seigneur. Landerich avait accepté sans discuter.
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Morghan et ses hommes emmenèrent toutes les lances et les arbalètes qu’ils possédaient. Une fois à Chambray, ils se répartiraient les armes entre eux de manière à ce que chacun puisse occuper le poste qui était nécessaire. Au moment du départ, Morghan balaya la compagnie du regard. Les visages étaient marqués par le sérieux et le silence pesait sur la compagnie comme une chape de plomb. Traquer un autre être humain n’était pas un acte des plus réjouissants, et la dangerosité de ce groupe-ci n’augurait pas une bataille facile, même s’ils dominaient par le nombre. Tous mesuraient la difficulté de la tâche qui les attendait.
Au moins, le voyage jusqu’à Chambray se fit sans encombre et sire Mathis les accueillit à l’entrée de la ville. Le jeune administrateur semblait avoir vieilli de plusieurs années en l’espace de quelques mois. Ce fut sur un ton grave qu’il expliqua la situation actuelle à Morghan et ses chevaliers :
— Leur camp se trouve dans la forêt au nord-ouest de la ville. C’est une zone que nous évitons depuis des années, à cause du glissement de terrain qui s’y est produit et qui la rend dangereuse. L’endroit est mal connu de nos gens et ils savent comment s’en servir à leur avantage. J’ai tenté d’envoyer des éclaireurs pour obtenir une cartographie plus précise de toute cette zone, mais…
Le regard bleu de sire Mathis s’assombrit et se baissa vers la table de son bureau, autour duquel leur petit groupe était rassemblé. Il ferma le poing et l’appuya contre la carte tracée sur une peau souple qu’ils observaient depuis le début de leur réunion.
— Le seul qui nous est revenu a été torturé de façon si horrible qu’il en a perdu l’esprit.
Après avoir secoué la tête, il releva les yeux pour balayer ses compagnons, avant de regarder à nouveau la carte et de désigner un lieu presque au cœur de la forêt :
— Nous sommes plusieurs à penser qu’ils se cachent dans ce coin-là. C’est le plateau au sommet de la pente où a eu lieu le glissement de terrain. C’est une zone escarpée, mais cela la rend plus aisément défendable – au moins sur le versant que nous connaissons. Pour ce qui est de l’autre côté, comme je vous l’ai dit, aucun de nos éclaireurs n’a pu rapporter d’information.
— Comment souhaitez-vous organiser la battue ? demanda Morghan.
L’administrateur de Chambray se pencha à nouveau sur la carte, accompagnant ses explications de gestes vifs et précis.
— La plus longue ligne de lances et d’arbalètes viendrait depuis le bas de la pente. Il sera important qu’elle soit également protégée par des boucliers. La seconde ligne serait divisée en deux, la moitié qui approcherait de ce côté-là et l’autre, de ce côté-ci.
— Ainsi, ils seraient pris en triangle, commenta sire Edmond sur un ton appréciateur.
— Et ça limiterait les risques d’être pris au dépourvu par le terrain, ajouta sire Mathis. Si une moitié de la seconde ligne est bloquée, les autres pourront toujours repousser nos ennemis dans ses filets.
Il se redressa et regarda les autres hommes.
— Je ne m’attends pas à ce que nous les prenions ou les éliminions tous. Ils sont rusés et… enfin, ce ne sont pas des sangliers. Tout ce que j’espère, c’est que nous fassions assez de victimes pour que ceux qui s’échapperont soient faciles à traquer ensuite.
Ce fut à cet instant, suite à cette phrase, que Morghan réalisa pleinement qu’ils étaient en train de tendre une embuscade du même genre que celle qui était tombée sur leur convoi, lors de sa toute première sortie avec Salvin. Ils allaient tuer d’autres êtres humains, en mettant tout en œuvre pour qu’ils n’en réchappent pas. Même le sanglier qu’il avait affronté avec sire Gabin avait eu plus de chance de survie que les hommes qu’ils venaient de condamner à mort.
Quand les regards se tournèrent vers lui pour avoir son avis sur une proposition de sire Edmond, il prit une inspiration et força son attention à revenir sur ce qu’on lui disait, sur la carte et les gens devant lui. Ce fut difficile, comme la nausée et le nœud dans ses entrailles ne cessaient de le distraire. Qu’allaient-ils faire ?…
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Il fut décidé qu’ils attaqueraient à l’aube du lendemain. Des sentinelles avaient été placées aux alentours de la zone censée être occupée par les brigands, afin de surveiller leurs déplacements. Ils avaient sûrement eu vent de la venue de la compagnie du prince et pouvaient encore décider de s’enfuir pour sauver leur vie.
Morghan et ses troupes s’installèrent au même endroit que précédemment. Sire Mathis avait proposé d’ouvrir les portes des bâtiments réservés à la garnison, des auberges et du fort pour accueillir la compagnie, mais Morghan avait préféré refuser. Chambray avait été suffisamment chamboulée ces derniers temps, il n’avait pas envie de donner l’impression de l’envahir. Personne ne s’était opposé à son choix. Après tout, personne n’aurait pu imaginer qu’une vingtaine de hors-la-loi déciderait subitement d’attaquer le camp d’un groupe deux fois plus nombreux que le leur. Pourtant, ce fut ce qui se produisit.
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Une première volée de flèches s’abattit sur les tentes et les veilleurs eurent à peine le temps de donner l’alerte que les assaillants jaillissaient des buissons. Ils ne poussèrent aucun cri de guerre, se contentant de fondre sur leurs bourreaux devenus victimes sans une once d’hésitation.
Morghan, qui dormait dans la tente qu’il partageait avec les sires Edmond et Léon, fut réveillé en sursaut par les cris des sentinelles et dégaina sa dague, avant de ramasser son épée. Les deux autres hommes étaient déjà sur leurs pieds et quittaient la tente. Le jeune prince s’empressa de les imiter, le cœur battant.
Le vacarme des armes qui s’entre-choquaient ramena un instant les images de l’attaque du convoi devant ses yeux, avant qu’un coup contre son épée ne le ramène à l’instant présent. Son adversaire se battait férocement et il dut rester sur la défensive jusqu’à ce que Salvin ne le rejoigne. La licorne tenait une épée un peu trop longue pour elle, mais ça ne l’empêcha pas de prendre le dessus et d’achever l’autre homme en quelques coups efficaces.
— Est-ce que tu as vu Mervin ? demanda Salvin, sans plus accorder un regard à celui qu’il venait de tuer.
Morghan détacha ses yeux du cadavre et secoua la tête. De nouvelles flèches filèrent au milieu des hommes qui se battaient et Salvin jura, avant de s’exclamer :
— Je vais m’occuper des archers ! Toi, te fait pas tuer !
Il disparut dans la forêt, sans laisser à Morghan l’occasion de dire quoi que ce soit. De toute manière, le jeune prince semblait avoir perdu la capacité de parler. Tout allait trop vite pour lui et, quand il se porta en avant pour aider sire Edmond et sire Léon, qui se faisaient tenir en respect par un adversaire adossé à un arbre, il eut l’impression d’agir uniquement par automatismes et réflexes.
Ils étaient sur les terres de son père, du roi. Ils étaient dans Chambray. Ils dormaient dans leurs tentes, sous la garde de veilleurs. Ils étaient ceux venus éliminer les brigands et les déserteurs. Ils auraient dû être en sécurité. La situation dans laquelle ils se retrouvaient à présent n’avait aucun sens.
Morghan bénit plus d’une fois les entraînements de Salvin cette nuit-là. Outre son esprit qui eut besoin d’encore un instant pour enfin quitter l’étrange état dans lequel il était, l’obscurité à peine dissipée par les foyers du camp rendait le combat plus ardu et terrifiant qu’il ne l’était déjà. Si la licorne ne lui avait pas permis de faire progresser son apprentissage de l’escrime, jamais il n’aurait pu survivre à cette attaque surprise.
Le combat n’avait commencé que depuis une dizaine de minutes lorsqu’il prit subitement fin. Un instant, le bruit des épées et des cris étaient assourdissants ; l’instant suivant, il ne restait plus que le silence, à peine troublé par les respirations haletantes et les piétinements des rescapés qui parcouraient le champ de bataille afin de vérifier qu’aucun ennemi n’avait survécu. Certains hommes étaient immobiles, encore hébétés, le regard sautant nerveusement d’un corps étendu au sol à un autre.
Puis, remplaçant les cris de guerre, vinrent les cris de douleur de ceux qui découvraient leurs camarades tombés durant l’affrontement.
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Le lever du soleil n’arrangea rien. Ils avaient beau avoir commencé à s’occuper des blessés et trier les corps dès que sire Edmond en avait donné l’ordre, ce qui avait été leur camp ne pouvait ressembler à rien d’autre qu’à un champ de bataille. Les tentes avaient été éventrées, des flèches étaient fichées un peu partout, le sol était éclaboussé de sang et d’autres matières peu ragoûtantes.
Sire Mathis et ses hommes étaient arrivés sur la fin du combat. L’administrateur avait été prévenu par Mervin. Le jeune page avait filé hors du camp pour chercher des renforts à l’instant où il avait vu tomber les premières flèches et comprit ce qui se passait. Bien que les troupes de Chambray soient arrivées un peu tard, la vivacité d’esprit du garçon avait été salué par tout le monde.
Malgré tout, quinze de leurs hommes étaient morts, cette nuit, et cinq autres étaient gravement blessés. Excepté Mervin, tous les membres de la compagnie de Morghan avaient écopés de plusieurs blessures et contusions. Tandis qu’ils essayaient de rassembler les morts, les blessés et leurs affaires pour rejoindre la ville et sa sécurité à nouveau offerte par sire Mathis, ils étaient nombreux à grimacer de douleur.
Afin de ramener à Chambray les corps des membres de la compagnie décédés, deux chariots avaient rejoint le camp. Morghan faisait partie de ceux qui avaient pour responsabilité de charger les cadavres. La tâche aurait dû lui faire froid dans le dos ou le dégoûter, mais pour lui, ce n’était plus qu’une action improbable à la suite d’une scène qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Il n’avait même pas l’impression de réellement reconnaître les corps qu’ils empilaient à l’arrière des chariots – pourtant, il savait qu’il connaissait ces hommes, au moins de vue.
Alors que le dernier corps était ajouté aux précédents et que les charretiers faisaient avancer leurs mules, Morghan et les trois autres soldats qui l’avaient aidé restèrent immobiles, le regard perdu droit devant eux. Ce fut à cet instant que sire Mathis accosta son prince.
— Tous les déserteurs sont morts, annonça-t-il.
Morghan cligna des yeux, prit une inspiration et demande d’une voix qui lui sembla étrangère :
— Et ceux qui se sont joints à eux ?
— Au vu du nombre qu’ils étaient, nous pensons qu’ils étaient tous présents.
— Une attaque suicide, murmura le jeune prince.
— En effet.
Une odeur écœurante de fumée et de chairs brûlées s’éleva alors dans l’air. Morghan déglutit pour réprimer la bile qui lui remontait dans la gorge et résista à l’envie de se retourner pour regarder le bûcher où s’empilaient les corps des hors-la-loi. Il ne voulait plus voir un seul cadavre, mais ce n’était pas la seule raison qui motivait sa retenue.
La nuit dernière, il avait tué. L’obscurité, le chaos et la peur brouillaient ses souvenirs, mais la sensation de son épée qui s’enfonçait sous la maille pour pénétrer dans la chair d’un autre homme semblait hanter ses mains et ses bras. Pendant qu’il aidait à charger les corps de ses hommes, ces ressentis l’avaient quelque peu laissé tranquille, mais ils revenaient désormais en force. Ouvrir et fermer les poings pour s’en débarrasser ne servait à rien et il avait l’impression d’être au bord de la folie.
Contrairement à ce qu’il avait cru, le fait d’avoir déjà assisté à des exécutions n’avait pas rendu le tri et le déplacement des cadavres plus simple. C’était différent, lorsqu’on se savait directement responsable de la mort de certains d’entre eux ou lorsque le corps qu’on tirait comme un tapis trop encombrant avait été celui d’un compagnon d’armes encore vivant la seconde d’avant.
Sire Mathis, d’humeur au moins aussi sombre que lui, finit par le laisser seul. Morghan se détourna de la route pour regarder ce qu’il restait de leur camp, quand il capta le bruit de voix qui se disputaient. Lorsqu’il reconnut celle de sire Gabin, vibrante de colère, il se mit enfin réellement en mouvement et alla voir ce qui se passait.
Il rejoignit ainsi les sires Gabin, Gabriel, Edmond et Léon là où les cadavres des trois chevaux qui avaient péris à cause des flèches avaient été traînés. Celui de sire Gabin était du nombre et, dans la mesure où il s’agissait de montures de guerre de grande valeur, sire Mathis avait offert aux cavaliers de les enterrer à la limite entre le fort et la forêt. Trois mules de grande taille étaient arrivées à l’instant, pour qu’on leur attache le corps des chevaux de manière à ce qu’elles les traînent jusqu’à destination. L’affaire semblait réglée, mais voilà que sire Gabin se tenait à présent résolument entre l’ânier et le cadavre gris pommelé de son cheval, tout en invectivant sire Edmond et sire Léon, le tout sous le regard consterné de sire Gabriel.
— Que se passe-t-il ? demanda Morghan.
Personne n’eut le temps de répondre que sire Gabin, après une grimace cynique, cracha au sol et s’éloigna.
— Pardonnez-nous, votre Altesse, je vais m’occuper de lui, grommela sire Edmond, l’air sombre, avant de rattraper son cadet.
— Que lui arrive-t-il ? insista Morghan à l’adresse des chevaliers restants.
— Je prie votre Altesse de ne pas trop lui en vouloir, dit sire Gabriel. Ce cheval, Gabin l’a vu naître alors qu’il n’était qu’écuyer. Il l’a reçu en cadeau de la part de son père peu de temps avant que celui-ci ne perde la vie lors de la dernière guerre. Il refuse de l’enterrer ici et essaie de trouver une solution pour que nous le ramenions avec les corps de nos camarades, dans l’espoir de pouvoir ensuite le rapatrier sur les terres de sa famille, mais…
— Son souhait est impossible, soupira sire Léon. En tout cas, pas avec le peu de moyens que nous avons. Sire Edmond a suggéré de le faire dépecer afin de ne ramener que son crâne, comme certain le font parfois, mais il n’a pas très bien reçu l’idée.
Morghan resta muet le temps d’un battement de cœur. Il s’était d’abord dit qu’il ne pouvait pas comprendre l’attachement de sire Gabin à sa monture, comme le seul cheval qu’il possédait n’avait jamais eu autant de valeur que cela à ses yeux. Son coursier, qui lui servait à la chasse, avait surtout été une source de frustration pour lui, alors qu’il découvrait son tempérament peureux et que son dressage avait mis en évidence qu’il était tout en jambe, mais qu’il n’avait rien dans la tête.
Ensuite, il avait réalisé que c’était ce qui attendrait Salvin si celui-ci mourrait sous sa forme de licorne. Serait-il capable d’accueillir sereinement la suggestion de faire dépecer son valet pour ramener sa tête ? Quand bien même il savait que cette pratique se faisait pour les combattants les plus prestigieux, ou encore pour ceux dont la famille ou les amis en avaient les moyens, il aurait tout de même eu besoin d’un petit moment avant que l’idée ne cesse de lui donner la nausée.
— Qu’est-ce qui nous empêche de le ramener, exactement ?
— Eh bien, fit sire Léon, pour commencer, Courcoué est à l’opposé de Tours par rapport à Chambray. Soit il devra partir seul pour deux jours de voyage, soit il devra monter à Tours avec nous, avant de redescendre. Dans le meilleur des cas, cela signifie que le corps restera deux à trois jours à l’air libre. Or, il est impossible d’embaumer un cheval entier pour le préserver.
Après une grimace, sire Léon ajouta :
— En oubliant cela, le transport en lui-même est impossible. Nos bêtes sont braves, mais tirer le corps en putréfaction d’un congénère pendant plus d’une journée sera trop éprouvant pour leurs nerfs.
— Je peux m’occuper de tout cela, dit alors Salvin.
Personne ne l’ayant entendu approcher, il fit sursauter les trois hommes. Comme le bûcher flambait toujours et qu’il avait fait partie de l’équipe en charge de l’allumer et de l’alimenter, Morghan ne s’attendait même pas à ce qu’il se trouve dans les parages.
— J’ai entendu sire Edmond sermonner Gabin, expliqua la licorne quand on lui demanda ce qu’elle faisait là. Si Morghan et Gabin me le permettent, je peux utiliser la magie pour préserver le corps et faire en sorte que les odeurs ne perturbent pas les chevaux.
— Tu pourrais le faire pour les trois ? demanda Morghan.
Il aurait été injuste de ne pas le proposer aux deux soldats qui avaient également perdu leur monture.
— Si les cavaliers sont d’accord, ça devrait être réalisable. Ceci dit, plus il y aura de corps et moins la magie durera dans le temps. S’il me faut préserver les trois, je ne pense pas que je pourrais retarder la décomposition plus d’une journée.
— Je vais le leur proposer, dit Morghan.
Finalement, il n’y eut que sire Gabin pour accepter l’offre de la licorne. Les autres n’avaient pas vraiment envie de voir leurs montures être touchées par la magie. Salvin s’en doutait quelque peu. C’était pour cette raison qu’il n’avait même pas songer à proposer son aide pour les corps des soldats morts. Il devinait sans mal que les superstitions iraient de bon train et il n’avait aucune envie de se frotter à la colère des familles qui auraient l’impression que leur proche avait été souillé.
Le chevalier réussit à convaincre un des âniers de lui louer sa bête. Il la lui ramènerait d’ici quelques jours, une fois le corps de son cheval ramené à Courcoué. Ensuite, Gabin surveilla étroitement Salvin lorsque celui-ci s’avança près du cadavre. Morghan doutait que le chevalier puisse percevoir la magie ou comprenne quoi que ce soit de ce qui allait se produire, mais dans la mesure où Gabin se méfiait beaucoup de la licorne, ce n’était pas surprenant qu’il soit aussi scrutateur.
Le pouvoir que Salvin appela à lui était beaucoup plus délicat et subtil que celui qu’il utilisait pour changer de forme. Cela fit à Morghan l’effet d’un voile de soie sur ses sens ; mais un voile de soie glacé, qui lui donna la chair de poule tellement le froid était intense. Salvin resta immobile un instant, rassemblant sa magie autour de lui, puis il s’accroupit pour poser une main sur l’animal mort. Morghan n’était pas assez habitué à la magie pour saisir ce qui se passa ensuite, mais la puissance concentrée par Salvin sembla brusquement disparaître et la licorne vacilla dangereusement. Craignant qu’il ne soit sur le point de perdre connaissance, Morghan se pencha pour le retenir par le bras. La licorne sursauta aussitôt, comme si ce contact l’avait brûlée, et lui retourna un regard tellement choqué qu’il retira sa main en se demandant s’il avait fait une bêtise. Les yeux de Salvin furent traversés par un éclat argenté, avant qu’ils ne redeviennent noirs. Il se releva ensuite avec des mouvements lents et un peu maladroits, puis dit à sire Gabin :
— C’est fait. Il restera tel quel pendant les trois prochains jours.
Il y eut un bref instant de silence, avant que le chevalier n’incline la tête en répondant sobrement :
— Merci.
Salvin hocha sa propre tête en retour, et dit à Morghan :
— Si tu me veux en état de te ramener à la maison demain matin, il va falloir que j’aille me reposer. Et toi aussi, tu devrais aller t’allonger.
— Je vais rester pour aider sire Gabin.
— Merci, votre Altesse, intervint celui-ci, mais la licorne a raison. Je vais mettre le corps de Prinsargent en sûreté afin que les charognards ne l’approchent pas, puis j’irais moi-même me coucher quelques heures.
Avec un soupir, Morghan capitula. Accompagné de Salvin, il prit la direction du fort. Une fois qu’ils furent seuls au milieu des arbres, le jeune prince demanda :
— Tu vas bien ?
— Ça faisait longtemps que je n’ai pas utilisé autant de magie d’un coup, ni de cette manière, répondit Salvin. Mais la forêt est un environnement que je maîtrise bien et celle-ci est coopérative. Une petite sieste et je serai d’aplomb. Et toi ?
Morghan resta silencieux. Il ne savait pas quoi répondre. Non, il n’allait pas bien, mais pourquoi ? Il se sentait nauséeux, il avait les entrailles nouées et l’impression de devoir lutter contre un brouillard étrange qui tentait d’envahir son esprit. Il se sentait mal, sans pouvoir identifier l’origine de ce mal.
— Les champs de bataille sont les endroits les plus horribles qui soient, dit alors Salvin. J’en ai vu, des endroits peu recommandables, mais le carnage d’une bataille est un niveau d’horreur bien particulier. Les chants et les légendes peuvent tordre la vérité autant qu’ils le souhaitent, à mes yeux il n’y aura jamais rien de noble dans le sang, la mort et les charniers.
Morghan digéra ces paroles, avant de subitement comprendre ce qui le troublait :
— Comment donner la mort à un autre homme peut-il être un acte aussi… simple ? Et juste… pourquoi ? Comment se fait-il que certains aiment le combat, la guerre et la mort ? Ça va à l’inverse des enseignements d’un chevalier et, également, à l’inverse des enseignements de Dieu.
Salvin croisa les bras et ralentit le pas, perdu dans ses pensées, avant de répondre :
— Certains ont été élevés dans cette atmosphère et elle ne les affecte pas comme elle le devrait. À leurs yeux, la violence des combats est normale. Ils n’ont jamais rien connu d’autre et, sans elle, ils sont perdus ou bien ils s’ennuient. Mais beaucoup se battent non pas parce qu’ils aiment ça, mais parce qu’ils ont quelque chose à défendre : une famille, une terre, leur honneur… La foi qu’ils ont en leur cause atténue l’impact de l’horreur.
Salvin ne lui posa pas directement la question, mais celle-ci sembla flotter dans l’air suite à sa réponse. Pourquoi lui, Morghan, se battait-il ? Il n’en avait aucune idée. Jusqu’à présent, il s’était battu parce que son père le lui avait ordonné. Le regard tourné vers le sol, les yeux légèrement écarquillés, Morghan réalisa que s’il trouvait que ce carnage ne rimait à rien, que ces morts étaient vaines, s’il ne comprenait pas ce qui avait motivé les déserteurs à se sacrifier ainsi, c’était parce que lui-même se battait sans aucun but.
Le silence prit place entre les deux hommes jusqu’à ce que la lisière de la forêt soit visible. Là, Salvin s’arrêta et se tourna vers le jeune prince.
— Morghan, nous n’avions pas le choix, hier soir. C’était eux ou nous. C’était effrayant, c’était dégoûtant et sale. Les prochains jours ne seront pas sereins. Les prochaines nuits ne le seront pas non plus. Donner la mort à un prix et chacun doit s’acquitter de sa dette à un moment ou à un autre. Mais ce n’est pas de ta faute, c’était leur choix. S’ils ont pu déjouer les guetteurs de sire Mathis pour nous atteindre, ils auraient pu faire de même pour fuir. Ils ne voulaient pas mourir en lâches et nous n’avons fait que respecter leur souhait.
Sans qu’il ne se l’explique, les paroles de Salvin achevèrent de le bouleverser. Alors qu’il se raclait la gorge pour en chasser le nœud et essuyait ses yeux devenus humides, la licorne lui posa une main réconfortante sur l’épaule. Le geste de Salvin rappela au prince le sursaut et le regard de son valet, un peu plus tôt.
— Que s’est-il passé quand je t’ai touché, tout à l’heure ? demanda Morghan, pressé de changer de sujet. J’ai fait quelque chose mal ?
Salvin le dévisagea une seconde, puis répondit gravement :
— Normalement, il n’aurait rien dû se passer, mais lorsque tu m’as touché, j’ai perdu l’accès à ma magie. Heureusement que j’avais déjà terminé d’ancrer le sort sur le cheval, sinon…
Avec une grimace, la licorne avoua :
— Je ne sais pas ce que serait devenu une telle quantité de magie relâchée d’un seul coup dans la nature. Généralement, l’énergie qu’on libère sans but revient à son propriétaire ou bien se dissipe sous forme de chaleur, mais la magie ne fonctionne pas exactement pareil. Je n’ai encore jamais entendu parler de quelqu’un qui aurait amassé une grosse quantité de magie pour la relâcher ensuite. Rien que l’idée sonne désastreuse.
Si Salvin se laissait emporter par son explication, Morghan ne perdit pas de vue l’essentiel de sa réponse et répéta, incrédule :
— J’ai coupé ton accès à la magie ?
— C’est la sensation que j’ai eue, et bien que j’adorerais tester cette théorie, je n’ai actuellement plus aucune capacité de concentration. Enfin, tu pourrais toujours tenter de me toucher lorsque je change de forme, mais…
— Ça aussi, ça sonne comme une idée désastreuse, grimaça Morghan. Nous ferons des essais une fois rentrés à Tours. Juste…
— Mhm ?
— Tu connais beaucoup d’humains capables de cela ?
Salvin secoua la tête.
— Non. Ni humain ni être magique.
S’il existait un type d’êtres magiques qui inhibaient la magie, comment aurait-il pu les identifier comme tel, de toute manière ? Peut-être qu’il en avait déjà croisé sans le savoir. Néanmoins, ça lui semblait peu probable. Après tout, la mère de Morghan avait clairement une ascendance magique ou surnaturelle. Si les capacités de Morghan avaient été liées à son espèce, sa mère aurait dû la partager. Non, il y avait plus à parier que le jeune prince était une de ces anomalies qui apparaissaient de manière imprévisible et spontanée lorsque se croisaient des lignées avec des êtres magiques parmi leurs ancêtres.
Quoi qu’il en soit, le phénomène était intéressant. La curiosité de Salvin était piquée et il avait hâte de voir comment cette capacité fonctionnait exactement.
Enfin, pour le moment, il avait surtout hâte d’aller se coucher.
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