Célina Alex Lemeunier

Célina Alex Lemeunier

R&L T1 - Chapitre 15

"Le Roi et la Licorne" est une œuvre protégée par les droits d'auteur.

Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.

Reproduction, modification et diffusion interdites sous quelques formes que ce soit.

 


Chapitre 15

Année 1026

 

 

 

Il ne fallut pas longtemps à Morghan pour comprendre ce que Salvin avait derrière la tête. À peine sorti du donjon, la licorne prit le chemin du terrain d’entraînement. En cette heure où presque la totalité du château assistait au tournoi, l’endroit était désert. Ils avaient pour eux seuls le vaste espace de terre tassée par des milliers de pas.

 

Salvin se dirigea vers le râtelier, sous l’abri de bois qui se trouvait au fond du terrain d’entraînement. Morghan laissa filer un soupir en le voyant se saisir de deux simulacres d’épées en bois. Il attrapa la poignée de l’arme que Salvin lui tendait et l’observa un instant.

 

Les visions de Chambray n’avaient toujours pas quitté son esprit et l’épée, bien que différente de la sienne en taille, représentait désormais un poids désagréable dans sa main. Le temps d’un battement de cœur, il eut envie de la laisser tomber par terre.

 

— Que ressens-tu, lorsque tu vois l’attaque ?

 

Surpris, comme tiré d’un rêve, Morghan releva les yeux vers Salvin. La question l’avait pris au dépourvu et il eut besoin d’un instant pour reprendre contenance. Pendant ce temps, Salvin s’éloigna du râtelier. Il fit faire un moulinet à son bâton taillé en épée, pour en apprécier le poids et la longueur, puis se mit en garde. Morghan le rejoignit, jeta à nouveau un coup d’œil à l’arme dans sa main, avant d’avouer :

 

— Je ressens la même peur et le même dégoût que… ce jour-là.

 

Il sentait l’amertume de ces émotions sur sa langue, dans le fond de sa gorge. Il raffermit sa prise sur la poignée de son épée, puis se mit en position à son tour. Plutôt que de bouger, Salvin demanda encore :

 

— Peur de quoi ?

 

Morghan hésita. Prononcer les mots lui paraissait être un effort insurmontable, comme s’ils pesaient si lourd qu’il ne parvenait pas à leur faire quitter ses lèvres. Ils étaient lourds parce qu’ils étaient vrais, réalisa soudainement Morghan. Ce poids qui étouffait sa voix n’était rien d’autre que le poids de la réalité.

 

Il déglutit et dit :

 

— Peur de mourir.

 

Il aurait effectivement pu mourir, ce jour-là. Il en avait bien eu conscience. Pourtant, ce n’était pas la première fois ! Avant cela, il y avait eu l’attaque du convoi. Morghan avait aussi participé à plusieurs chasses dangereuses. Pourquoi ce combat-là était-il différent ? Pourquoi le transformait-il en trouillard ?

Salvin se mit en mouvement, coupant court à ses réflexions. Il avait bougé lentement, avec des gestes posés et Morghan n’eut aucun mal à parer. Ils restèrent immobiles un bref instant, avant que le jeune prince ne rende son attaque à son valet.

 

Pour le moment, ils ne faisaient que s’échauffer et se dérouiller les membres avec des exercices faciles, qu’ils avaient répété cent fois. Pourtant, avec la peur qui lui grignotait l’esprit et les images qui flottaient en marge de sa vision, ces quelques passes très simples représentaient déjà un défi de concentration pour Morghan.

 

— Et le dégoût ?

— C’était un véritable carnage.

— Et qu’est-ce que tu en as pensé ?

 

Salvin ponctuait chacune de ses questions d’un nouvel assaut. Morghan suivait son exemple en lui rendant ses attaques à chacune de ses réponses.

 

— Que c’était horrible.

— Ce n’est pas ce que je te demande.

— Quoi, alors ? grommela Morghan, soudainement irrité.

 

Il n’était pas certain de comprendre ce à quoi toute cette mise en scène était censée servir. Il avait du mal à se concentrer sur les exercices et les questions de Salvin lui semblaient ne mener nulle part. La licorne avait parlé de se rappeler qu’ils étaient vivants, et voilà que la peur de mourir lui serrait les entrailles avec une force toujours plus croissante. Respirer devenait difficile, et ce n’était pas uniquement à cause de la chaleur et de leurs mouvements.

 

— Qu’est-ce que tu as ressentis, devant cette horreur ?

 

Morghan bloqua à nouveau l’épée de son valet et se figea. Il ne voulait pas s’en rappeler, mais les mots de Salvin avaient fait remonter ses émotions de la même manière que le poids de l’épée renforçait les images qui hantaient sa conscience. Avec la sensation que son esprit s’en allait flotter loin de son corps, il souffla :

 

— Je ne voulais pas tuer. Je… Ils étaient en train de nous massacrer, j’avais peur de mourir, peur que les autres meurent, mais… J’avais également peur de tuer.

 

Il ne se souvenait pas réellement du premier homme qu’il avait achevé. Il se rappelait uniquement ce qu’il avait ressenti lorsque son épée avait pénétré les chairs. Cela ne ressemblait en rien aux entraînements sur des mannequins de paille.

 

Avant que Salvin ait pu poser une nouvelle question, Morghan se désengagea du combat et ajouta :

 

— Une fois que je l’ai fait… Une fois que j’ai tué un de ces hommes…

 

Il releva son regard bleu vers Salvin, soudainement blanc comme un linge, horrifié par ce qu’il avait ressenti et par ce qu’il s’apprêtait à dire.

 

— Cela a été facile. L’acte, le mouvement… Cela a été facile. Un battement de cœur, un souffle, c’est le temps que cela lui a pris de trépasser. C’est le temps qu’il m’aurait fallu, à moi aussi…

 

Salvin baissa son épée et détendit sa posture, pendant que Morghan continuait d’une voix tremblante :

 

— Survivre dans un tel affrontement, ce n’est que du hasard, que de la chance. La mêlée d’aujourd’hui me l’a confirmé. Le chevalier le plus talentueux peut être tué à cause d’un coup du sort.

 

L’épreuve d’aujourd’hui l’avait profondément troublé, oui. C’était une chose d’y assister sans réelle expérience du combat ; c’en était une autre, plus difficile, de pouvoir se représenter les milles et un détails de ce que vivaient ces hommes. Les risques qu’ils prenaient étaient nombreux et le danger était réel. Or, dans deux jours, ce serait son tour d’entrer en piste.

 

Salvin dévisagea le prince un instant. Personne n’avait jamais appris à Morghan comment gérer sa peur, c’était évident. S’il s’était trouvé devant un jeune soldat, il se serait contenté de l’agacer jusqu’à l’énerver pour de bon ; de transformer la peur en colère, la paralysie en action. Mais Morghan n’était pas juste un soldat inexpérimenté. Il était un jeune adulte qu’on avait méprisé, ignoré et moqué une bonne partie de sa vie. Salvin était le premier à se montrer sincère envers lui et il craignait de faire plus de mal que de bien s’il tentait d’énerver le prince à cet instant.

 

Finalement, la licorne laissa la pointe de son épée en bois reposer sur le sol et déclara :

 

— Face au danger, tu peux choisir de suivre ta peur et t’enfuir, ou tu peux refuser d’y céder et te battre. Lequel de ces choix est le plus adapté dépend de la situation. Dans tous les cas, tu n’es pas aussi impuissant que tu le penses.

 

Avec un petit soupir, Salvin continua :

 

— Et non, tout ne se résume pas au hasard. Certes, il joue un rôle, mais il n’est pas le seul facteur à prendre en compte. Tu ne vois pas les autres parce que tu manques encore d’expérience, mais ils sont nombreux. Plus tu connais tes adversaires, le terrain de l’affrontement, tes propres forces ainsi que tes faiblesses, plus tu clarifies le chaos.

 

Salvin lui laissa le temps de réfléchir à ce qu’il venait de dire, puis il haussa les épaules :

 

— Au final, le simple fait de vivre, c’est prendre le risque de mourir.

 

Morghan baissa les yeux, serra les mâchoires une seconde, puis lâcha :

 

— Ce n’est pas vraiment une idée réconfortante.

 

La licorne eut un petit sourire ironique.

 

— Non, en effet. Mais si tu cherches du réconfort dans les grandes lois de l’univers, tu vas finir aigri et malheureux. Le réconfort se trouve plutôt du côté des tiens.

 

Songeant qu’avec l’entourage qu’il avait actuellement, Morghan risquait de ne pas comprendre où il voulait en venir, Salvin précisa :

 

— Je ne parle pas forcément de ta famille. Je parle avant tout de ceux dont tu choisis de t’entourer pour affronter les aléas de la vie. Ces gens-là, et le soutient que tu trouveras auprès d’eux, c’est également un des facteurs qui te protégera du hasard.

 

Morghan détourna le regard quelques secondes, avant de dire lentement :

 

— Je crois que je comprends ce que tu veux dire. Je ne suis pas seul, ajouta-t-il en regardant à nouveau la licorne en face. Après-demain, nous affronterons la mêlée tous ensemble.

 

Salvin hocha la tête et renchérit :

 

— Tout le monde s’est entraîné dur. Il n’y a aucune raison pour que la catastrophe nous frappe.

 

Les épaules de Morghan se détendirent enfin, tandis qu’il redressat la tête avec l’air un peu plus confiant. Salvin reprit son épée en main correctement et demanda :

 

— Prêt à reprendre ?

— Prêt, affirma le jeune prince.

 

- - -

 

Cela faisait plusieurs minutes qu’ils avaient fini de s’échauffer et qu’ils étaient passés aux choses sérieuses quand ils furent rejoints par sire Gabin. Le chevalier n’avait pas son air moqueur habituel. Il semblait agacé par quelque chose et renfermé sur lui-même. Il salua brièvement Morghan et Salvin, avant de décliner leur invitation de se joindre à eux. À la place, il préféra se rendre en bordure du terrain d’entraînement, là où se trouvaient les mannequins de paille et de bois, afin de pratiquer seul.

 

Si l’arrivée de sire Gabin déconcentra Morghan, Salvin ne le laissa pas rester tête en l’air bien longtemps. Quand il constata que son élève était distrait, le valet se permit de changer le rythme de leurs échanges et accéléra progressivement la cadence. Au bout de quelques secondes, Morghan fut obligé de lui consacrer toute son attention s’il ne voulait pas que son épée lui échappe.

 

Enfin, Salvin se lança dans un enchaînement trop complexe pour le jeune prince, et Morghan se retrouva avec le bâton en forme d’épée juste sous le menton. Frustré de ne pas l’avoir vu venir et de ne pas avoir réussi à arrêter Salvin, il prit un instant pour retrouver son souffle et grogna :

 

— C’était quoi, ça ?

 

Salvin eut un petit sourire d’excuse et baissa son épée.

 

— Je me suis laissé emporté. Désolé.

 

En constatant que la licorne était presque aussi essoufflée que lui, Morghan sentit son agacement se dissiper un peu, au profit d’une pointe de fierté. Lorsqu’ils avaient commencé à s’entraîner ensemble, le niveau du jeune prince était assez médiocre pour que la licorne donne l’impression de ne jamais se fatiguer.

 

— Cela ne répond pas à ma question, signala Morghan.

— C’est une technique qu’un humain ne peut pas reproduire, avoua Salvin.

— Pourquoi ?

 

Le ton légèrement vexé du jeune prince fit sourire la licorne. Malheureusement pour lui, il ne s’agissait pas d’un euphémisme ou d’orgueil de la part de Salvin. En tant qu’humain, il ne pourrait pas relever le défi que cette affirmation représentait pour lui.

 

— Elle demande une vivacité et un sens de l’équilibre qui est rare chez les êtres magiques, et inexistant chez les humains.

 

Morghan fronça un peu les sourcils. Salvin ne lui avait jamais paru plus rapide que la moyenne. Était-il en train de lui avouer qu’il se mettait constamment au niveau des autres, sous peine d’être trop preste pour eux ? Il ne s’attarda cependant pas longtemps sur cette question, car une autre lui vint bientôt :

 

— Serait-il possible que j’apprenne à la parer ?

 

Le sourire de Salvin s’agrandit pour refléter sa satisfaction.

 

— Tu peux essayer, en tout cas !

 

Morghan répondit à sa bravade par un regard sérieux et déterminé. Salvin songea avec humour qu’en plus d’apprendre à maîtriser sa peur, cette journée allait aussi lui donner l’occasion de travailler sur sa gestion de la frustration.

 

- - -

 

Au bout d’une demi-heure, le jeune prince n’avait pas fait le moindre progrès. Il manquait encore de vitesse, même pour un humain, et la fatigue ne l’aidait pas. Salvin n’avait pas osé lui avouer qu’il ralentissait déjà ses mouvements pour qu’il puisse le suivre, mais Morghan l’avait parfaitement compris et cela le vexait d’autant plus.

 

Ils avaient passé quelques minutes à décortiquer ensemble les différents mouvements de l’enchaînement. Morghan avait pu comprendre comment Salvin utilisait de subtils effets de levier avec le plat de sa lame, jusqu’à fragiliser la garde de son adversaire et pouvoir passer au travers. Mais même en l’ayant compris, le jeune prince restait incapable de trouver la solution à ce casse-tête.

 

Il était tellement agacé et frustré qu’il ne prêtait plus aucune attention à sire Gabin et n’avait pas remarqué que le chevalier s’était arrêté pour les observer. Quand, enfin, Morghan et Salvin firent une pause pour s’étirer un peu et boire de l’eau, sire Gabin se rapprocha.

 

— Puis-je tenter ma chance ?

 

Le regard couleur d’encre de Salvin balaya le chevalier, s’attardant sur son air sûr de lui et son sourire provocateur. Ce fut sur un ton sérieux que la licorne lâcha :

 

— Je n’irai pas doucement, avec toi.

 

Il avait vu le chevalier blond s’entraîner et le savait redoutable. Peu d’hommes avaient son habileté et sa férocité. Il était déterminé et diablement efficace. Le sourire de sire Gabin s’agrandit et, tout en se dirigeant vers le râtelier pour changer d’épée, il lança :

 

— C’est censé m’intimider ?

— Seulement t’avertir, répondit tranquillement Salvin.

— Tu es bien sûr de toi, pour un cheval.

 

Salvin haussa un sourcil sarcastique, puis se mit en garde. Sire Gabin l’imita et Morghan recula pour leur laisser de la place. L’affrontement promettait d’être intéressant.

 

Il y eut un instant de flottement, au cours duquel les deux adversaires échangèrent un long regard. Ce fut finalement la licorne qui attaqua en première. Salvin voulait tester le temps de réaction du chevalier, afin d’être sûr de ne pas risquer de le blesser par inadvertance. Sire Gabin avait de bons réflexes et était beaucoup plus rapide que Morghan. Il para sans difficulté. Comme Salvin, sa contre-attaque fut mesurée. Et ce fut la dernière fois qu’ils retinrent leurs coups.

 

Fasciné, Morghan les observa tournoyer, attaquer, esquiver, se fendre et se retirer à la vitesse de l’éclair. Ils allaient si vite qu’ils semblaient ne pas réellement bouger de leur place. Sire Gabin était un peu moins rapide que Salvin, mais il compensait cette faiblesse en envahissant régulièrement l’espace que tentait de protéger la licorne. Ainsi, il l’empêchait de se mouvoir tel qu’elle l’aurait souhaité. Ses mouvements manquaient d’amplitude et Salvin se retrouvait incapable d’utiliser certains de ses enchaînements habituels.

 

Plus aucun des deux hommes, pourtant d’un naturel bavard, ne parlait. Les seuls bruits que l’on pouvait entendre, c’était le son de leurs épées qui s’entrechoquaient, les petits grognements poussés çà et là, le martèlement de leurs pieds sur le sol. Leurs déplacements devinrent plus amples et commencèrent à soulever la poussière issue de la terre battue et séchée par le soleil de juillet. Un coup de vent vint la faire virevolter ; Morghan réalisa soudainement que cela faisait un petit moment qu’il retenait son souffle. Il prit une grande inspiration, toujours concentré sur le combat.

 

Salvin se retenait énormément lorsqu’il s’entraînait avec lui, c’était désormais douloureusement évident. La seule chose qui le réconfortait, c’est qu’il n’avait encore jamais vu personne capable de se battre comme lui. Personne, à part sire Gabin ici présent. Les deux hommes étaient redoutables, chacun à leur manière. Deviner lequel des deux allait l’emporter était, à ce stade, un pari fait à l’aveugle.

 

Petit à petit, les gestes de Salvin se firent plus raides. Morghan comprit que la licorne, qui ne s’était plus entraînée à un tel niveau depuis longtemps, commençait à fatiguer. L’expression de Salvin se fit plus dure, plus agacée. En réponse, un sourire moqueur naquit sur les lèvres de sire Gabin.

 

Après quelques secondes, alors que le chevalier semblait désormais sûr de sa victoire et paraissait prendre l’ascendant sur la licorne, Salvin se mit soudainement à redoubler de vitesse. Le rythme de leur affrontement changea brutalement et Gabin perdit son sourire pour une grimace furieuse. Salvin avait feint l’épuisement, pour mieux le prendre au dépourvu et retrouver l’avantage. Il avait enfin réussi à sortir le chevalier de la zone de confort dans laquelle il s’était installé et reprenait l’ascendant.

 

Sire Gabin voyait la victoire lui échapper et paraissait s’énerver de plus en plus. Son visage exprimait une colère toujours plus intense, qu’il maîtrisait néanmoins puisqu’elle n’était pas trahie par ses gestes – pas pour le moment. Enfin, quand son air furieux commença à affecter la manière dont il se battait, il s’en rendit compte et rompit une nouvelle fois le rythme de ses échanges avec Salvin. Il recula d’un pas et, dans le même mouvement, transféra son épée de sa main droite à sa main gauche. Amusé, Salvin l’imita sans hésiter. Morghan, de son côté, resta bouche bée : qui était assez confiant pour se battre avec sa main la plus faible, et assez fou pour réaliser le changement en plein milieu d’un duel ?

 

L’amusement de Salvin finit néanmoins par se changer en inquiétude. La colère de sire Gabin ne se calmait pas. Au contraire, elle semblait flamboyer plus que jamais. Il s’était contenu de lui-même en changeant sa manière de se battre, mais elle restait là, bien présente, prête à exploser. La licorne devinait que bientôt, ce duel amical deviendrait un affrontement sérieux. Or, Salvin découvrait que Gabin était assez doué pour qu’il ne puisse pas reprendre le dessus une bonne fois pour toutes. Il aurait déjà eu du mal au début de leur combat, mais à présent que la fatigue, bien réelle cette fois-ci, commençait à l’affecter, il comprenait qu’il était sur le point de perdre face au chevalier.

 

Morghan, de sa position d’observateur, voyait bien le changement d’humeur drastique qui affectait sire Gabin. Il se dit qu’il aurait dû intervenir, faire cesser le duel avant que l’un des deux hommes ne soit blessé, mais il se retrouvait pétrifié. L’intensité de l’échange entre Salvin et Gabin était telle qu’il ne pouvait en détourner les yeux ni imaginer bouger, et encore moins tenter de parler. Puis, encore une fois, le rythme changea.

 

Salvin cessa de résister. Il accueillit la colère de Gabin et se contenta de se laisser balader par le chevalier. Il n’abandonnait pas, mais il ne cherchait plus à gagner. L’ampleur de la rage du chevalier le dépassait, il avait compris qu’il n’en triompherait pas. Il aurait pu rompre l’échange et s’incliner, mais il s’y refusa. À la place, il saisit l’ouverture laissée par Gabin et amorça l’enchaînement qui avait mis Morghan en échec. Presque aussi vif que lui, le chevalier changea à nouveau son épée de main et son bâton frappa celui de Salvin si proche de sa main que la licorne crut qu’il allait la lui broyer. Le choc et la vibration qui suivit furent puissants ; le coup avait été asséné avec un angle parfait. Salvin ne put garder son épée en main.

 

L’arme rebondit sur le sol, tandis que la licorne levait les paumes en signe de reddition. Hors d’haleine, couverts de sueurs et de poussière, les deux adversaires échangèrent un long regard alors qu’ils essayaient de retrouver leur souffle. Ensuite, sire Gabin laissa retomber la pointe de son épée et se redressa, un grand sourire triomphal aux lèvres. Salvin ne put s’empêcher d’esquisser un sourire à son tour.

 

Avant que l’un des deux hommes ait pu dire un mot, des applaudissements retentirent depuis l’entrée du terrain. Morghan, Salvin et sire Gabin sursautèrent dans un bel ensemble et se tournèrent dans la direction d’où ils provenaient. Morghan reconnut aussitôt sire Yvain, le frère aîné de sire Gabin, pour l’avoir croisé à l’occasion d’autres tournois organisé par Landerich. Le seigneur de Courcoué et de Richelieu, entre autres villes, était aussi blond que son frère, mais là où sire Gabin était extraverti et envahissant, sire Yvain paraissait plus mesuré et discret. Il n’en avait pas l’air moins dangereux pour autant.

 

Sire Yvain se rapprocha et salua Morghan en accompagnant ses paroles d’un signe de tête courtois. Il se tourna ensuite vers Salvin :

 

— C’était un très beau combat, sire… ?

— C’est la licorne, grogna sire Gabin.

 

Sa bonne humeur après sa victoire s’était envolée devant l’intérêt que son frère portait à Salvin. Après avoir lâché son commentaire, le cadet s’éloigna pour aller remettre son épée de bois sur le râtelier, le pas tendu et les épaules raides. Sire Yvain soupira :

 

— Je prie votre Altesse de bien vouloir excuser les manières de mon petit frère. Comment s’appelle votre licorne ?

 

Morghan se crispa légèrement. Le mépris soudain de l’individualité de Salvin l’avait pris au dépourvu tant il était absurde et il ne lui plaisait pas. Il se contenta donc de regarder son valet, qui répondit sur un ton glacial :

 

— Je m’appelle Salvin.

 

Sire Yvain cligna des yeux et Morghan n’aurait su dire s’il était étonné que la licorne sache s’exprimer ou s’il était offensé de son manque de déférence. Le chevalier lança un regard au jeune prince, qui se contenta de le soutenir en silence. Comprenant qu’il venait de froisser non seulement le valet, mais également le fils de Landerich, sire Yvain inclina la tête.

 

— Pardonnez ma maladresse, Salvin. La seule licorne que j’ai rencontrée avant vous est celle de sire Robin. J’imagine que vous pouvez comprendre ma méprise.

 

Salvin l’aurait plutôt qualifié de bêtise, mais il tint sa langue. De toute manière, le chevalier n’attendit pas de voir comment le valet recevait ses excuses. À peine eut-il redressé la tête qu’il se tourna presque aussitôt vers Morghan.

 

— Votre Altesse, je suis navré, mais je suis venu vous reprendre mon frère. J’ai besoin de son aide, j’espère que vous pouvez comprendre.

 

Le regard brun de l’aîné alla peser sur son cadet qui revenait vers eux. Les mâchoires crispées, sire Gabin baissa les yeux. Sans s’en rendre compte, Morghan raffermit sa prise sur la poignée de son épée en bois.

 

— Je vous en prie, sire Yvain. Nous avions terminé.

 

Tout cet échange sonnait faux. Le seigneur de Courcoué se montrait courtois, mais selon des critères qui répondaient aux exigences de Landerich. Le roi se fichait qu’on ignore les serviteurs, surtout s’ils étaient des esclaves. Les êtres inférieurs ne méritaient pas son attention. Morghan venait de réaliser que ce comportement le hérissait intérieurement, surtout lorsqu’il avait pour cible quelqu’un qui se trouvait sous sa responsabilité.

 

Après l’avoir salué à nouveau, sire Yvain quitta le terrain d’entraînement, son frère à sa suite. Sire Gabin avait l’air particulièrement mécontent, mais il ne protesta pas une seule fois. Cela surprit Morghan et Salvin. Le chevalier blond n’avait pas sa langue dans sa poche et il venait de vaincre Salvin. Il aurait dû être insupportable, au lieu de serre les dents et de se montrer docile.

 

Morghan laissa filer un soupir. Quoi qu’il se passe entre ces deux-là, ce n’était pas à lui de s’en mêler. Il se tourna ensuite vers Salvin et demanda :

 

— Tu vas bien ? Sire Gabin ne s’est pas montré très raisonnable, sur la fin.

— Juste un coup à l’ego, plaisanta la licorne. Gabin est talentueux, je ne voudrais pas me retrouver face à lui en combat réel.

— En combat réel, aurait-il également gagné ?

 

Après avoir été confronté à un véritable affrontement où chacun devait protéger sa vie, il pouvait désormais voir la différence entre un entraînement amical et une situation dangereuse, ainsi que la manière dont cela affectait les ressources que chacun mobilisait pour gagner.

 

— Il aurait eu ses chances, et même si j’avais gagné, j’aurais écopé de quelques méchantes blessures.

 

Le ton de Salvin était devenu sérieux, presque grave. Morghan avait l’impression qu’il n’aimait pas l’aveu qu’il venait de lui faire. Le jeune prince étant encore impressionné par l’affrontement dont il venait d’être témoin, il n’osa pas demander à Salvin la cause de son mécontentement. Pourtant, il devinait que l’ego ou la fierté n’en était pas la cause.

 

- - -

 

Le banquet qui s’était tenu à la suite de la mêlée avait commencé tôt et s’était terminé tard. La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Salvin regagna son enclos. Les torches qui éclairaient les chemins principaux de la cour du château n’avaient pas été changées et des zones d’ombre s’ouvraient parfois devant lui tandis qu’elles terminaient de brûler.

 

Une fois dans l’enclos, au lieu de se rendre à l’intérieur de l’abri et de céder à sa fatigue, il alla se percher sur la petite barrière qui longeait l’un des murs. Si la chaleur de l’été était presque étouffante en journée, elle donnait l’impression que les nuits étaient glaciales. Laissant pendre une de ses jambes, Salvin renversa la tête en arrière pour se perdre dans la contemplation du ciel nocturne – et dans ses pensées. Il emplit ses poumons avec l’air frais, avant de laisser filer un long soupir.

 

L’affrontement contre sire Gabin l’avait ébranlé plus qu’il ne l’avait laissé paraître devant Morghan. Cela faisait si longtemps qu’il avait l’habitude de surpasser les humains, qu’il était certain de sa propre dangerosité, qu’il avait oublié que, avant de prendre en charge l’entraînement du jeune prince, cela faisait une bonne décennie qu’il n’avait plus tenu une épée. Ses réflexes étaient toujours présents et très bons, mais il était évident qu’il n’avait plus le même niveau. Dix ans plus tôt, il se serait débarrassé de Gabin sans trop d’efforts, il le savait. Pourtant, aujourd’hui…

 

Aujourd’hui, il avait découvert à quel point il avait laissé son corps rouiller. Ce soir, il réalisait que son esprit ne valait guère mieux. Non pas que ce soit une nouvelle pour lui, mais il souffrait de constater à quel point sa volonté s’était émoussée. Il n’avait plus assez d’énergie en réserve pour entretenir son corps et son esprit ; ni même de raison pour le souhaiter. Comme l’attitude de sire Yvain le lui avait rappelé, il n’était rien de plus que l’esclave de Morghan. Bien qu’il apprécie le garçon, ce fait faussait leur relation. Ils ne pouvaient pas réellement être amis, pas alors que Salvin était encore considéré par tous comme un sous-homme, un animal, et que rien n’était fait pour les détromper.

 

La licorne regrettait cette situation. Morghan, bien que têtu et fier, était un gamin sympathique. Cependant, Salvin ne voyait pas ce qu’il pouvait faire pour changer ce contexte. Comme Auri, il était à la merci du bon vouloir de son maître. Or, quand bien même Morghan n’était ni sire Robin ni Landerich, il ne faisait pas grand-chose de plus qu’eux pour son valet.

 

Salvin soupira à nouveau et baissa le regard vers le sol. Ces pensées accusatrices n’étaient pas méritées, il le savait. Le garçon faisait de son mieux et il ignorait encore beaucoup de choses – trop pour pouvoir faire une différence face à son père. Ce qui frustrait réellement Salvin, c’était le fait que la situation d’Auri semblait être sans espoir. Tout le monde souhaitait protéger l’enfant, mais personne ne le désirait suffisamment pour s’opposer à Landerich. Et quand bien même quelqu’un oserait, comment serait reçu sa bravade ? Quelle conséquence aurait-elle ?

 

Salvin aurait volontiers intercédé en faveur du garçon, mais à moins d’être prêt à tuer le père de Morghan pour faire valoir le sérieux de sa requête, son intervention n’aurait aucun impact. Et au milieu de tout ce chaos, au cœur de cette douloureuse injustice, il ne parvenait pas à se mettre réellement en colère. Il aurait voulu pouvoir ressentir la même rage que celle de Gabin un peu plus tôt ; sa frustration était noyée par son sentiment d’impuissance et il se retrouvait enchaîné par ces émotions aussi sûrement que par des fers.

Personne n’osait agir, pas même lui.

 

Sans faire un seul bruit, il descendit de la barrière et entra enfin dans l’abri.


Chapitre 14 <-> Chapitre 16 (à partir du 15-08-2025)



01/08/2025
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