Célina Alex Lemeunier

Célina Alex Lemeunier

R&L T1 - Chapitre 14

"Le Roi et la Licorne" est une œuvre protégée par les droits d'auteur.

Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.

Reproduction, modification et diffusion interdites sous quelques formes que ce soit.

 


Chapitre 14

Année 1026

 

 

 

À la grande frustration de Morghan et Salvin, aucune solution ne semblait se dessiner concernant la participation d’Auri au tournoi. Le jeune prince avait tenté d’approcher les juges et les organisateurs du tournoi, sans grand succès. Il avait tenté de faire disqualifier les licornes de la mêlée, mais il n’avait récolté que des regards perplexes. On lui avait fait comprendre qu’il était congédié de la réunion avant même qu’il ait pu tenter d’évoquer les joutes. Furieux et indigné de voir à quel point les conseillers et ministres de son père le traitait comme un enfant capricieux, il n’avait pas réussi à plaider sa cause et l’échec avait été cuisant.

 

Le matin de la cérémonie d’ouverture, après avoir passé une partie de la nuit à réfléchir en vain, Morghan prit la décision de demander conseille aux chevaliers de sa compagnie. Il rédigea une note à Salvin, afin que son valet puisse essayer de réunir tout le monde, puis il attendit leur venue, le regard fixé sur le ciel par-delà la fenêtre de sa chambre. Que se passerait-il s’ils ne trouvaient pas de solution ? Oserait-il déclarer forfait, mettre son père et sire Robin dans l’embarras et risquer une confrontation ? L’acte serait d’une audace sans nom. Mais s’il ne faisait rien, s’il jouait le rôle qui était attendu de lui et qu’une catastrophe se produisait, pourrait-il se le pardonner ? Salvin lui pardonnerait-il ?

 

Tout à ses réflexions, il sursauta quand l’un des gardes du couloir toqua à sa porte, puis entra pour annoncer Landerich. Pétrifié par la surprise, Morghan eut besoin d’un instant avant de pouvoir répondre et inviter son père à le rejoindre. Pourquoi le roi venait-il dans ses appartements ? En temps normal, il se contentait de le convoquer dans son bureau.

 

Landerich passa la porte et, pendant que le garde refermait derrière lui, son regard brun balaya la chambre de son fils.

 

— Votre Altesse, le salua Morghan.

 

Le roi ne se tourna pas vers lui tout de suite, continuant d’observer la pièce. Son expression était d’une neutralité glaciale, presque méprisante et dédaigneuse. Une fois son inspection terminée, il se tourna vers Morghan.

 

— Mon fils, dit-il lentement, j’ai entendu quelques rumeurs à ton sujet. Il paraît que tu essaies de faire retirer les licornes du tournoi.

— Il m’a semblé, commença à répondre Morghan, mais son père ne le laissa pas finir.

— Essaierais-tu de ridiculiser notre famille ?

 

Morghan sentit la honte lui brûler les joues.

 

— Non, je…

— Essaierais-tu de te faire une réputation de couard ?

— Non, mais…

— Alors que je ne te reprenne pas à formuler des demandes aussi sottes. Les équipes qui vont affronter la tienne et celle de sire Robin ont toutes exprimées avoir grand hâte de vous faire face. Il est hors de question que vous participiez sans vos licornes. Me suis-je bien fait comprendre ?

 

Morghan ne réussit pas à soutenir le regard pesant du roi. Trop d’émotions se bousculaient en lui : la honte qui faisait batte son cœur si rapidement, la frustration qui lui coupait le souffle, le sentiment de se débattre dans de la mélasse qui engluait ses pensées… Incapable de réfléchir à une répartie, il baissa les yeux et s’inclina :

 

— Oui, Père.

 

S’il avait eu à disposition ne serait-ce que quelques secondes de plus, il aurait pu retrouver le contrôle de son cœur, son souffle et son esprit. Avec un tout petit peu plus de temps, il aurait pu offrir une réponse différente à son père. Mais les joutes verbales avec Landerich ne laissaient aucune place à la lenteur ni à la mesure. C’était lui qui imposait le rythme, et son rythme était implacable.

 

Satisfait d’avoir clarifié le sujet avec son fils, Landerich n’insista pas et laissa Morghan seul. Une fois la porte close, le jeune prince réalisa que ses chevaliers n’allaient plus tarder à arriver – Salvin avec eux. Qu’allait-il pouvoir leur dire ? Il avait capitulé face à son père sans même réellement défendre leur cause. La honte qu’il ressentait devint écrasante et fut rejoint par la panique.

 

L’espace d’un bref instant, il envisagea de taire ce qui venait de se produire. Aucun des chevaliers n’était au courant de la visite de Landerich. Il pouvait garder le silence, prétendre que cette entrevue n’avait jamais eu lieu. Pendant quelques secondes, l’espoir fit battre son cœur. Oui, il pouvait faire comme si rien ne s’était passé…

 

Un instant de réflexion supplémentaire lui permis de comprendre quel genre de bêtise il commettrait en taisant la vérité. Il ne pouvait pas engager les autres chevaliers contre l’avis de son père sans qu’ils ne soient au courant de l’entièreté de la situation. Les pousser à se parjurer et se mettre en danger sans qu’ils y aient consenti serait un acte de manipulation et une trahison de la part du jeune prince.

 

De plus, si Morghan mentait et que cela était découvert, il perdrait à coup sûr la confiance et le soutien du reste des hommes de la compagnie. Or, c’était la dernière chose qu’il souhaitait voir se produire. Ainsi, la gorge serrée par l’angoisse, il se résolut à avouer son erreur au reste du groupe.

 

- - -

 

Seul sire Gabin n’avait pas pu être présent à leur réunion surprise. Morghan exposa la situation aux autres chevaliers, essayant de maîtriser sa voix pour qu’elle ne tremble pas, ses paroles pour qu’elles ne s’éparpillent pas. L’exercice était loin d’être facile. La honte et la peur du jugement que lui réservait les autres hommes, tous ses aînés de plusieurs années, étaient écrasantes.

 

Quand, enfin, il eut terminé de parler, il fut heureux que sire Gabin soit absent. Si le chevalier blond s’était moqué de lui, s’il lui avait lancé la moindre pique, le jeune prince n’aurait pas réussi à garder son calme. Il peinait déjà à ne pas céder à l’angoisse, il ne pourrait pas contrôler sa colère.

 

Tandis qu’il attendait le verdict des sires Edmond, Léon et Gabriel, ainsi que celui de Salvin, son cœur battait si fort que c’en était presque douloureux. Il devait également lutter contre une étrange sensation de vertige, qui lui donnait la nausée, ainsi que l’impression que sa tête flottait au-dessus de son corps.

 

Sire Edmond fut le premier à parler, d’une voix lente, avec une expression désolée :

 

— Malheureusement, tout cela était prévisible. Je ne vois pas ce que vous auriez pu faire de plus, monsieur. Votre Altesse aurait pu confronter directement le roi, mais comme je comprends la situation, cela n’aurait pas eu beaucoup d’impact. Pour notre souverain, ce sujet est trivial et ne mérite pas que nous en fassions une telle affaire.

— Il ne vous laissera pas déclarer forfait dès la première épreuve, renchérit sire Léon. Il en va de la réputation de votre famille, monsieur. Vous réussirez peut-être à éviter les joutes, si vous trouvez un compromis entre le maintient du spectacle et l’absence des licornes, mais que Dieu m’en soit témoin, je n’aperçois pas plus de solution que sire Edmond.

 

Il sembla sur le point d’ajouter autre chose, mais il se ravisa et pinça les lèvres. Le regard grave que sire Léon échangea avec sire Edmond intrigua Morghan, mais il n’osa pas les interroger. Il était encore trop empêtré dans sa honte et il pensa que les deux hommes devaient partager quelques jugements peu flatteurs sur sa personne, qu’ils étaient trop polis pour verbaliser devant lui. Cela le désolait, mais ne le dérangeait pas outre-mesure : à cet instant, il n’avait pas envie de connaître l’opinion des autres sur lui. La sienne lui suffisait amplement.

 

— Alors on baisse les bras ? murmura Salvin.

 

Le cœur de Morghan se serra. Les mains appuyées sur le dossier d’une chaise, son valet fixait la table, les mâchoires serrées. Le jeune prince ne pouvait pas distinguer la totalité de son visage, mais la tension dans sa voix en disait déjà long. Sire Edmond, juste à droite, lui posa une main compatissante sur l’épaule.

 

— Je suis désolé, Salvin. Je ne vois effectivement aucune solution en ce qui concerne la mêlée.

 

Sire Gabriel, qui avait été silencieux jusqu’à présent, intervint soudain :

 

— Ne nous avouons pas vaincus trop rapidement. Lorsque sire Gabin aura terminé ses devoirs auprès de son frère, je lui parlerais de tout cela. Il aura peut-être une idée qui nous aura échappée. Enfin, ajouta-t-il avec un regard pour Morghan, si votre Altesse me donne son accord.

 

Sans hésiter, Morghan le lui donna. Les talents de fauteur de troubles de sire Gabin étaient fameux, et s’ils pouvaient servir leur cause et éviter à Auri de participer au tournoi, il aurait été stupide de refuser. Sire Gabriel promit de les tenir au courant, puis leur petit groupe quitta le donjon et le château ensemble, pour se rendre sur le lieu où se déroulait le tournoi.

 

- - -

 

Les estrades qui encadraient la piste avaient été dressées dans un champ en jachère, à quinze minutes de marche de la ville. Dans la mesure où Morghan et Salvin seraient, avec sire Robin et Auri, au centre de l’attention tout au long de la cérémonie d’ouverture, ils devaient s’y rendre suffisamment en avance pour avoir le temps de se préparer.

 

Autour de la piste et des estrades, un véritable petit village de tentes avait poussé au cours de ces derniers jours. Les chevaliers et les soldats y entreposaient leur équipement, certains dormaient également sur place. Cela leur évitait les allez-retour jusqu’à la ville, ainsi que de devoir payer une auberge – les plus propres et huppées étaient déjà pleines et n’acceptaient plus aucun nouveau client.

 

Morghan et Salvin avaient leur propre tente. Salvin y avait fait déménager tout l’équipement dont ils auraient besoin au cours de ces prochains jours : pièces d’armures, différentes armes, selle, tapis, tuniques de cérémonie… Tout était rangé dans des coffres ou sur des mannequins de tissus bourrés de paille.

 

Salvin commença par aider le prince à enfiler son gambison et à préparer les lacets. Ensuite, ils s’escrimèrent à faire passer la lourde cotte de mailles par-dessus la tête de Morghan, et à ressortir les lacets du gambison à travers les anneaux. Les bandelettes de cuir, positionnée au niveau des épaules, servaient à maintenir en place certaines pièces d’armure et de maille. Il n’en aurait pas l’utilité aujourd’hui, mais elles pouvaient se révéler inconfortables si elles formaient des nœuds sous les mailles. Une fois ceci fait, Morghan passa un surcot sur lequel était brodé le blason de son père : d’azur, cantonné de quatre fleurs de lys d’or et componée d’argent et de gueules. Son écu arborait le même symbole. En tant qu’adulte, il aurait dû posséder son propre blason – une version légèrement modifiée de celui de son père, comme il était son fils unique. Mais après avoir découvert qu’il était loin d’avoir le niveau attendu d’un chevalier adoubé, il avait préféré repousser le moment du choix. Dans la mesure où il restait sous l’autorité de son père, qu’il utilise son blason pour l’instant n’était pas bien dérangeant.

 

Ce fut ensuite au tour de Salvin. La tente étant assez spacieuse pour que la licorne y tienne si elle faisait attention à ses mouvements, elle reprit sa véritable forme. Comme Salvin venait juste de se transformer, il n’avait pas besoin d’être brossé. La seule poussière qui s’accrochait à son pelage étaient les résidus argentés de sa magie, qui le couvrait de minuscule paillettes. Quand Morghan les effleurait, elles paraissaient se dissoudre dans l’air.

 

Le jeune prince s’occupa de la crinière et de la queue de Salvin, peignant et tressant le crin pour qu’il ne traîne pas sur le sol et ne s’emmêle pas dans les boucles de leur équipement. Il posa ensuite un petit tapis de selle sur son dos, puis la selle proprement dite et fit les réglages des sangles. Il lui passa le bridon de cuir blanc, avant de passer aux parties les plus lourdes et les moins maniables de l’équipement de Salvin.

 

Salvin n’aimait pas porter l’armure, mais la cérémonie d’ouverture exigeait qu’ils soient tous les deux en tenue d’appart. Morghan s’échina donc à fixer la barde de cuir bouillit à la cire sur la nuque de son valet, puis se débattit avec le plastron fait de la même matière. Au moment d’accrocher les flançois à la selle et de faire passer la partie arrière par-dessus la croupe de l’équidé, il transpirait à grosse goutte sous sa maille et son gambison.

 

Enfin, prince et monture furent prêts. Morghan prit son épée de cérémonie dans un coffre, attacha la ceinture autour de sa taille, puis ils quittèrent la tente côte-à-côte. Ils rejoignirent l’un des blocs de monte qui se trouvait à l’entrée de la piste et Morghan grimpa sur le dos de Salvin.

 

Une main sur le pommeau de la selle, Morghan souffla un bref « Allons-y » qui trahissait la tension qui venait de grimper en lui. Salvin se mit au pas, entra sur la piste et passa devant les chevaliers et montures déjà présents. Les garçons d’écurie chargés de placer les participants lui indiquèrent le milieu de la piste, au premier rang, juste devant la tribune royale. Une fois à l’endroit désigné, il fallut attendre encore quelques minutes pour que les derniers retardataires arrivent et s’installent. Morghan se raidit un peu lorsque sire Robin, monté sur Auri, vint prendre place à leur gauche.

 

La jeune licorne au pelage or et noir, constellée de paillettes argentées, portait une armure de cuir similaire à celle de Salvin, quoique plus sombre. Elle était aussi renforcée de mailles autour de la gorge, et les flançois étaient posés par-dessus une couverture de mailles qui courrait d’un côté à l’autre de la selle, couvrant l’arrière-train d’Auri. Les deux tiers de la queue de la jeune licorne étaient protégés par une barde de cuir articulée à l’aide de rivets selon le même principe que celle qui couvrait sa nuque.

 

Landerich fit son discours traditionnel depuis la tribune royale. Distrait par la présence d’Auri et de sire Robin, Morghan eut du mal à se concentrer sur ce que son père disait. Enfin, le roi se tut et le signal de la parade fut lancé. Les hérauts se mirent à déclamer les noms des participants. L’un après l’autre, les chevaliers ainsi appelés faisaient un tour d’honneur le long de la barrière qui délimitait la piste, puis quittaient le terrain. Pour ce que Morghan parvenait à apercevoir, ils étaient plus de deux cents alignés sur la piste en terre battue. La parade allait prendre une éternité.

 

L’attente était d’autant plus éprouvante pour Morghan qu’il savait que son nom serait appelé en dernier. C’était une question de politesse et de respect vis-à-vis des invités, mais cela signifiait qu’il avait amplement le temps de cuir sous sa maille. Son surcot le protégeait un peu des rayons du soleil, mais en cette mi-journée du mois de juillet, les rayons de l’astre cognaient fort sur le métal.

 

En tant que rival officiel du prince, sire Robin fut appelé en premier. D’une taille à peine supérieure à la moyenne et d’une carrure impressionnante, le chevalier aurait dû avoir l’air ridicule sur sa licorne qui n’était que lignes fines et vives. Ils auraient dû former un duo grotesque, mal assortit. Cependant, la foulée souple de la licorne, ainsi que la manière maîtrisée et fluide dont elle lançait ses jambes aux sabots fendus, tenait plus de la bête fauve que de l’équidé. Avec sa robe isabelle, Auri ressemblait à un jeune lion et n’avait rien de ridicule. Aussi concentré l’un que l’autre, chevalier et monture étaient impressionnants.

 

À cet instant, Morghan comprit pourquoi sire Robin considérait la jeune licorne comme une adulte : il n’y avait rien d’enfantin chez Auri, pas sous cette forme. Il était aussi élégant que dangereux, un véritable cheval de guerre. Concilier cette vision avec son apparence humaine, si jeune et fragile, était difficile.

 

Le temps s’égrena lentement, au rythme des noms appelés. Enfin, ce fut le tour de Morghan. Salvin s’élança au trot, l’encolure arquée, les genoux relevés. Il fallait le connaître pour voir que ses mouvements étaient un brin plus secs que d’habitude.

 

Au moment où ils quitteraient la piste, les quatre premières équipes de la mêlée feraient leur entrée. Les licornes faisaient partie de la dernière vague, elles ne combattraient pas avant le troisième jour, mais le début des épreuves venaient réduire drastiquement leurs chances de faire en sorte qu’Auri échappe au tournoi.

 

- - -

 

En tant que prince, Morghan fut tenu d’assister à la première mêlée aux côtés de son père. Assit à la droite de Landerich, Salvin debout quelques pas derrière lui, Morghan se sentait étrangement agité. Ce n’était pas le premier tournoi auquel il assistait, mais c’était la première fois qu’il se retrouvait à participer. C’était également la première fois qu’il observait une mêlée avec une expérience du combat réel derrière lui.

 

Il ne s’était pas débarrassé de son équipement, il avait simplement attendu que Salvin reprenne forme humaine et passe des habits pour rejoindre son père. Ainsi, quand il prit place dans la tribune, les équipes de chevaliers et de soldats étaient encore en train de s’organiser. Tandis qu’il les observait, Morghan sentait la tension lui nouer la gorge de plus en plus fortement.

 

Les équipes prêtes, les trompettes sonnèrent la charge. Les quatre équipes se mirent en branle selon les stratégies qu’elles avaient choisies. Certaines s’élancèrent d’un seul bloc, en masse compacte et effrayante ; d’autres divisèrent leurs forces. Le martellement des sabots des chevaux fit accélérer les battements du cœur de Morghan. Le choc qui résultat de l’impact entre les deux équipes les plus proches lui coupa le souffle.

 

Il déglutit, serra les poings et tenta de reprendre contenant ; les images de l’attaque nocturne de Chambray semblaient pourtant danser au bord de son champ de vision, prêtes à l’envahir. Ce n’était qu’un tournoi ! tenta-t-il de se rappeler, c’était une charge, un jeu. Certains seraient peut-être blessés, des accidents risquaient de se produire, mais la mort des adversaires n’était pas l’objectif des participants. Certains avaient des connaissances et des amis dans l’équipe d’en face.

 

Pourtant, il ne parvenait pas à repousser les souvenirs de l’attaque de Chambray. Il sentait presque à nouveau le poids de son épée dans sa main. Malgré tous ses efforts pour la dissiper, la sensation de sa lame qui s’enfonçait dans les armures de cuir et dans les chairs lui revenait par intermittence.

 

Pourquoi ne parvenait-il pas à s’ôter Chambray de l’esprit ? Cet évènement n’avait rien à voir avec le tournoi ! Et pourquoi revenait-il le hanter maintenant, presque deux saisons plus tard ?

 

Après plusieurs longues minutes, les combats trouvèrent leur rythme. La cacophonie produite par les armes contre les boucliers et les armures, les cris des hommes, des bêtes et de la foule, tout cela finit par former un bruit de fond qui donnait à Morghan l’impression que son crâne était rempli de laine.

 

Une trompette sonna, le faisant sursauter. Cela faisait une heure que les chevaliers et les soldats s’affrontaient. S’il le souhaitait, Morghan pouvait demander la permission de quitter la tribune. Il jeta un coup d’œil à Landerich : le roi fixait sur la mêlée un regard intense, qui trahissait une concentration absolue. Malgré lui, Morghan se retrouva muet. Son instinct lui soufflait que perturber la concentration de son père à cet instant serait une idée désastreuse – surtout pour solliciter le droit de se retirer.

 

Une deuxième heure fut sonnée, puis une troisième. Il ne restait plus qu’un tiers des participants encore en état de se battre. Les autres avaient été capturés, blessé ou, fait moins glorieux, s’étaient retrouvés terrassés par la chaleur. Ce fut peu après ce troisième coup de trompettes que les juges mirent fin au chaos. Ils s’étaient mis d’accord pour désigner l’équipe gagnante. Les points seraient ensuite ajustés selon le nombre d’otage, de pertes et la qualité du spectacle que chacun avait offert. Ceux qui avaient particulièrement attiré l’attention grâce à leurs prouesses pouvaient espérer gagner une bonne place dans le classement.

 

Il fallut encore plusieurs minutes pour évacuer les blessés les plus graves qui avaient été installés sur les bords de la piste. En parallèle, les médecins réquisitionnés prenaient aussi en charge les blessés plus légers. Les négociations de rançons commençaient déjà, des écuyers et des pages ne cessant de courir d’un chef d’équipe à l’autre.

 

Grâce à un miracle de Dieu, personne n’avait trouvé la mort sur la piste. Ceci dit, certains malchanceux risquaient de trépasser dans les heures ou les jours à venir. Même si les lames étaient émoussées, les dangers étaient nombreux et même un bouclier pouvait devenir une arme mortelle pour qui savait – ou ne savait pas – s’en servir.

 

Quand l’équipe gagnant eut reçu les félicitations du roi et du prince, Morghan put enfin quitter la tribune. Il se sentait faible, sa tête lui paraissait à la fois trop lourde et trop légère. Il ne désirait plus qu’une chose : se débarrasser de son équipement et rentrer au château. Il souhaitait fuir la chaleur étouffante de la piste en terre battue et retrouver la fraîcheur rassurant des pierres. Si Salvin remarqua l’humeur étrange dans laquelle il se trouvait, il ne dit rien et se contenta de l’escorter en silence.

 

- - -

 

Une fois de retour devant la porte de sa chambre, Morghan se tourna vers Salvin pour lui donner congé ; quand il croisa le regard sombre et sérieux de son valet, sa voix refusa de quitter sa gorge. Salvin savait que quelque chose n’allait pas. Morghan s’en était douté lorsque la licorne avait gardé le silence pendant qu’il s’empressait de laisser son équipement sous sa tente, puis tout au long du trajet, puis encore tandis qu’ils entraient dans le donjon, mais il en avait désormais la confirmation. Son valet attendait simplement qu’il aborde le sujet de sa propre initiative – ou le renvoie sans partager ce qui lui pesait.

 

Morghan détourna le regard et entra dans ses appartements sans dire un mot. Salvin referma la porte derrière eux, puis se contenta de rester là, près du mur, respectant son espace et son silence. Ce ne fut que lorsque le jeune prince tourna un regard emplit de confusion dans sa direction qu’il demanda :

 

— Que t’arrive-t-il ?

— Je ne suis pas sûr…

 

Morghan s’adossa contre la petite table de bois, fixa le bout de ses chaussures et croisa les bras. Comme si le fait de serrer ses membres contre lui l’aidait à retrouver son courage, il avoua :

 

— La mêlée m’a rappelé l’attaque de Chambray.

 

Salvin eut une moue compatissante.

 

— Les premiers combats laissent souvent des traces. Celui-ci était particulièrement effrayant, c’est normal d’en porter les conséquences aussi longtemps.

 

Morghan releva les yeux vers Salvin.

 

— Toi aussi, tu…

 

Il ne sut comment formuler sa question et la laissa en suspend. Salvin comprit ce qu’il cherchait à confirmer et hocha la tête. Lorsqu’il lui répondit, ce fut d’une voix nouée et plus grave :

 

— Oui. Ce n’est pas Chambray qui me hante, ce sont d’autres batailles, mais… oui.

— Comment fais-tu pour le supporter ? demanda Morghan. J’ai l’impression d’être sur le point de perdre l’esprit.

 

Salvin le rejoignit et s’appuya à la table à son tour. S’il ne croisa pas les bras, il frotta ses paumes l’une contre l’autre tandis qu’il déclarait :

 

— Je me concentre sur ce que je vois, sur ce que je perçois autour de moi. Prendre le temps de respirer lentement m’aide aussi. Et puis… Parfois, il faut savoir accepter de ne pas remporter toutes nos batailles contre notre peur. Parfois, il arrive que ce qui nous hante gagne la partie momentanément.

 

Le ton de Salvin avait perdu sa gravité et était devenu étrangement monocorde. Quand le prince lui lança un regard en coin, il vit que le visage de la licorne s’était transformé en un masque lisse et qu’elle fixait le mur en face d’eux, sans le voir.

 

Oui, Salvin comprenait bel et bien le sentiment qu’il ressentait. Lui aussi, il était hanté par des visions du passé – et quelles visions ! songea Morghan en se rappelant les quelques informations que son valet avait bien voulu lui partager.

 

Avant que le jeune prince ait pu trouver quoi répondre, la licorne se redressa et fit claquer ses mains. Morghan se figea sous le coup de la surprise, tandis qu’elle s’exclamait :

 

— Aller, viens ! Je sais ce que nous allons faire.

— Quoi donc ? demanda le jeune homme, suspicieux.

— Se rappeler que nous sommes vivants, répondit Salvin avec un sourire étrange, comme s’il se moquait de lui-même.


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18/07/2025
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