Célina Alex Lemeunier

Célina Alex Lemeunier

R&L T1 - Chapitre 13

"Le Roi et la Licorne" est une œuvre protégée par les droits d'auteur.

Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.

Reproduction, modification et diffusion interdites sous quelques formes que ce soit.

 


Chapitre 13

Année 1026

 

 

Le banquet terminé, les invités encore en forme se réunirent une nouvelle fois dans les jardins. Ce soir, ils étaient beaucoup plus nombreux que par le passé. Beaucoup tournaient autour de sire Robin et d’Auri, mais également de Morghan et de Salvin. Ce fut l’occasion pour le jeune prince de réaliser que peu de gens avaient fait le lien entre son valet et la licorne qu’il devait monter pour le tournoi. La présentation officielle de sire Robin et d’Auri avait comblé cette lacune et nombreux étaient ceux qui souhaitaient pouvoir approcher les licornes.

 

Par un heureux hasard, les attroupements autour de chacun des chevaliers et des licornes étaient suffisamment espacés pour que Salvin n’ait pas à entendre ce que sire Robin pouvait dire sur le jeune Auri. Malgré tout, le regard de la licorne la plus âgée ne pouvait s’empêcher de revenir se poser sur le petit garçon. Il subissait l’attention de tous ces adultes enthousiastes avec un air neutre digne du plus éduqué des pages et Salvin se demanda ce qu’il pensait de toute cette mise en scène. Était-ce normal, pour lui ? En considérant la quantité de gens qui parlaient d’eux comme s’ils étaient des bêtes, il ne pouvait que souhaiter que la réponse soit négative – sans pour autant se faire beaucoup d’illusions.

 

L’attention de Salvin finit par être accaparée par la foule qui les entourait, Morghan et lui. Le prince s’était un peu agacé des questions qu’on lui posait et, quand un administrateur d’une ville de l’ouest lui avait demandé si les licornes mangeaient du foin, il avait répliqué :

 

— Vous savez, monsieur, vous pouvez demander cela directement à Salvin. Il a la même intelligence qu’un être humain.

— Pardonnez ma question, votre Altesse, était intervenu une autre personne, mais êtes-vous en train de dire qu’il sait parler ?

 

Le regard de Morghan avait failli faire éclater de rire Salvin, qui s’était alors glissé dans la conversation avec son charme habituel. D’ailleurs… Maintenant qu’il y prêtait attention, il semblait à Morghan que la licorne laissait échapper un très léger filet de magie. Cela ne ressemblait pas au pouvoir que Salvin utilisait d’habitude, c’était plus comme s’il s’entourait d’une légère brume.

 

Était-ce là le charme légendaire des licornes ? Leur effet sur les humains était-il donc bel et bien un produit de leur magie ? Cette idée mit Morghan quelque peu mal à l’aise, mais Salvin ne semblait pas y mettre tant de pouvoir que ça. S’ils n’avaient pas été côte-à-côte, il ne l’aurait sûrement jamais perçu. Néanmoins, il se promit d’aborder le sujet avec lui plus tard. Quand bien même il avait confiance en la licorne, il avait aussi besoin d’en savoir plus sur ce pouvoir. Ses implications pouvaient vite servir des buts peu honorables et si Salvin ne s’y abaisserait sûrement jamais, d’autres licornes pourraient être moins scrupuleuses. Même s’il était censé être immunisé contre la magie, être averti ne ferait pas de mal.

 

En attendant, il s’amusa à observer la manière dont Salvin conquit son auditoire, tout en se moquant gentiment d’eux. Il était en train de rire avec les autres à une blague de son valet, lorsqu’une onde agita le groupe qui les entourait. Les gens s’écartaient pour laisser passer dame Solène, accompagnée par la jeune dame Isaura. Quand la reine demanda à parler seule avec son fils et sa licorne, les personnes rassemblées s’éparpillèrent aussitôt.

 

Une fois sûre que les oreilles les plus proches ne risquaient pas de les entendre s’ils parlaient à voix basse, dame Solène se tourna vers Salvin. Une lueur inquiète brillait dans ses yeux bleus lorsqu’elle déclara :

 

— Dites-moi que cet enfant est comme vous, qu’il est beaucoup plus vieux qu’il n’en a l’apparence.

 

Salvin inclina poliment la tête.

 

— Votre Altesse, j’aimerais sincèrement pouvoir satisfaire votre requête, mais je ne suis pas un menteur.

 

Bras croisé, dame Isaura dit à mi-voix :

 

— Sire Robin parade avec lui comme s’il était un trophée… Quelle belle image de la chevalerie il nous offre là : réduire des enfants en esclavage, pour ensuite s’en servir comme arme de guerre.

 

Dame Solène braqua un regard sévère sur la jeune femme, qui le soutint sans fléchir pendant un instant. Son audace manifeste fit réviser son jugement à Morghan : dame Isaura n’était docile avec personne, pas même la reine. Elle avait néanmoins un certain sens de la politesse, car elle finit par s’incliner devant dame Solène.

 

— Pardonnez mon emportement, votre Altesse.

 

Le regard bleu de dame Solène pesa encore un peu sur elle. Morghan n’était pas certain de comprendre ce qui était en train de se jouer entre les deux femmes, aussi il resta sagement silencieux. La reine finit par détourner son attention d’Isaura pour la tourner vers son fils.

 

— Morghan, je suis venue te demander de rester à ta place. La situation est scandaleuse, en effet, mais Landerich a déjà donné son approbation. Avec les difficultés que soulève l’organisation du tournoi et l’hébergement des invités, il n’est pas au meilleur de son humeur. Si d’aventure tu le provoquais, les conséquences pourraient être dramatiques.

 

Morghan s’étonna de l’avertissement de sa mère, mais il s’inclina sans chercher à discuter. Il ne comptait pas provoquer ouvertement son père, simplement trouver une solution pour éviter à Auri de se retrouver dans un milieu où il n’avait pas sa place.

 

Juste avant de tourner les talons, la reine regarda Salvin.

 

— Cela vaut pour vous aussi, Salvin. Je vous prierais de ne pas faire prendre de risques à mon fils.

 

Dans un éclair de compréhension, Morghan réalisa que sa mère avait dû sentir ce qui s’était produit pendant les présentations. Elle avait dû percevoir la magie de Salvin et l’effet de l’intervention de son fils. Elle avait prononcé sa demande – son ordre – sur un ton beaucoup trop sérieux et concerné pour que ça ne soit qu’une simple précaution.

 

Dans la mesure où ils n’avaient aucune idée de ce que pouvait bien être la reine, Salvin n’avait jamais pu se prononcer sur ce qu’elle était capable de percevoir ou de faire. Si Morghan ne se trompait pas, ils avaient désormais un début de réponse.

 

Il y eut un instant de flottement et Morghan crut que Salvin allait oser refuser la requête de sa mère. Ils avaient plusieurs paires d’yeux qui les observaient et qui devaient tenter de deviner le sujet de leur conversation. Les plus rompus à l’exercice avaient sans doute déjà compris la dynamique de leurs échanges, s’ils n’avaient pas également deviné le sujet de leur discussion. Finalement, la licorne s’inclina à son tour.

 

Si dame Solène les quitta, dame Isaura resta avec eux. Une fois la reine occupée avec un autre groupe, la jeune femme se rapprocha de Morghan. À la grande surprise de celui-ci, elle passa une main à son coude et lui dit :

 

— Personne ne m’a interdit quoi que ce soit, alors je vous propose d’aller me présenter à sire Robin.

 

Morghan fronça aussitôt les sourcils et ne bougea pas d’un poil.

 

— Pourquoi ?

— Pour prendre la mesure de notre adversaire.

— Notre adversaire ? releva le prince.

— Eh bien, il me semble que nous avons tous les trois le même but : protéger le petit.

 

Morghan hésita. Sa mère venait à l’instant de lui dire de ne pas faire de vague et il estimait avoir déjà suffisamment attiré l’attention sur lui ce soir. La proposition de dame Isaura, bien que tentante, n’était pas sans danger, d’autant plus qu’il la connaissait à peine et qu’il n’était pas certain de pouvoir lui faire confiance.

 

La jeune femme renchérit alors :

 

— Si vous ne m’accompagnez pas, j’irai me présenter seule. Cela ne m’effraie pas.

 

Le geste aurait été d’une audace et d’une vulgarité sans nom. Morghan ouvrit de grands yeux et comprit qu’elle était sérieuse lorsqu’elle se contenta d’une moue qui voulait dire « Alors ? ». Il capitula enfin, avec un soupir. Il ne pouvait décemment pas laisser la fille de sire Arthaud aller au-devant des ennuis de la sorte.

 

Tandis qu’il approchait de sire Robin avec la jeune dame au bras et Salvin quelques pas derrière eux, Morghan eut bien conscience des regards qui se tournèrent dans leur direction. Quoi que dame Isaura ait prévue, elle aurait droit à l’attention d’un public avide d’y assister.

 

Les gens qui entouraient sire Robin s’écartèrent devant eux. Ils échangeaient des murmures excités, enthousiastes à l’idée d’une nouvelle rencontre entre le prince, le chevalier et les deux licornes. Morghan les ignora et dit :

 

— Sire Robin, permettez-moi de vous présentez dame Isaura, la fille de sire Arthaud.

 

Sire Robin adressa un sourire agréable à la jeune femme et la salua en déclarant :

 

— Ma dame, les exploits de votre père pendant les guerres ont bercé mon enfance.

— Je vous remercie, sire Robin. Les rumeurs sur vous ne sont pas en reste non plus. Il paraît que vous avez mené quelques raids contre Anjou, l’an passé ?

 

Le sourire du chevalier se teinta de fierté, alors qu’il répondait :

 

— Effectivement ! Ma dame est bien renseignée.

 

Isaura lui sourit en retour, avant de couler un regard à Morghan et de hausser les sourcils. Son expression, presque timide, était à cent lieues de l’assurance qu’elle avait montrée jusque-là. Le prince hésita, incertain et déstabilisé, avant de comprendre ce qu’elle attendait.

 

— Dame Isaura s’intéresse aux licornes, dit-il. Elle aurait souhaité en savoir plus sur la vôtre.

 

Le regard de sire Robin s’éclaira aussitôt. Le sujet de sa licorne l’emplissait manifestement d’une satisfaction que les compliments sur ses faits d’armes étaient loin d’égaler.

 

— Avec joie ! s’exclama-t-il, avant de faire signe à Auri de venir à son côté.

 

L’enfant obéit, le regard baissé vers le sol. Le chevalier posa une main sur son épaule et expliqua :

 

— La mère d’Auri a été acheté à Landerich pour servir de monture à ma sœur, il y a bientôt quinze ans. Elle a été très docile et agréable pendant quelques années, puis elle a été engrossée. Personne n’a jamais réussi à savoir qui était le père, si elle avait réussi à faire tomber un humain dans ses filets ou si un étalon était passé par là. Toujours est-il qu’une fois le poulain né, sa nature démoniaque a malheureusement repris le dessus. Elle a tenté de s’enfuir et a tué plusieurs soldats dans la manœuvre. Mon père a dû la faire abattre. Elle était si redoutable et déchaînée qu’il a fallu une dizaine d’hommes armés pour réussir à la tuer. Le sort du poulain est resté incertain pendant un moment, mais mon père avait payé sa mère trop cher pour accepter de se débarrasser également de lui. Il a donc décidé de garder le poulain pour moi, pour me l’offrir en cadeau lorsque j’ai eu l’âge de débourrer mon propre cheval.

 

Sire Robin posa un regard affectueux sur Auri, avant d’ajouter :

 

— Ça fait maintenant trois ans que j’ai commencé son dressage. C’est un bon garçon, il apprend vite et bien. Je suis juste déçu qu’il ait passé toute son enfance sous sa forme animale, cela l’a rendu quelque peu lent sur les subtilités des choses humaines. Par exemple, il ne sait pas parler et je suis à peine certain qu’il comprenne vraiment notre langue. Je crois que votre Altesse n’a pas ce problème avec sa licorne, me trompé-je ?

 

Morghan dut prendre une inspiration avant de pouvoir répondre. Il avait cessé de respirer, choqué, à partir du moment où sire Robin avait nonchalamment évoqué la mort de la mère d’Auri. Il avait été d’autant plus horrifié par la manière dont le chevalier avait énoncé qu’Auri ne devait sa vie qu’au prix auquel avait été payée sa mère. Sire Robin mentionnait tout cela comme si ça n’avait qu’une importance relative, comme si l’enfant ne se trouvait pas juste à côté de lui.

 

La seule chose qui avait permis à Morghan de garder un air neutre, c’était la main de dame Isaura qui s’était resserrée sur son avant-bras. Il devinait également que, derrière eux, Salvin ne devait pas être plus calme. Il fallait à tout prix qu’il empêche ces deux-là de prononcer une parole malheureuse.

 

— Je n’ai pas ce problème, en effet. J’ai plutôt le souci inverse. Heureusement qu’un cheval ne peut pas parler, sinon je crois bien que Salvin ne s’arrêterait jamais.

 

Il se détesta en prononçant les deux dernières phrases. Elles lui étaient venues spontanément, il n’avait réalisé ce qu’il disait qu’une fois qu’elles avaient été prononcées et, l’espace d’un instant, il lui avait semblé entendre la voix de son père plutôt que la sienne. Cependant, il avait bien conscience du public qui les scrutait et il savait que s’il était trop froid et réservé, cela donnerait lieu à des rumeurs plus folles les unes que les autres. Plus il suivrait le mouvement et se plierait à l’atmosphère de l’instant, moins les gens garderaient cette discussion en mémoire.

 

Dame Isaura, sur un ton qui ne trahit rien d’autre qu’un timide intérêt, demanda alors :

 

— Si vous me permettez, sire Robin, quel âge a-t-il ?

— Onze ans, ma dame, mais ne vous fiez pas à son apparence humaine. C’est ainsi que les licornes se camouflent : en se drapant d’une illusion qui attendrit le cœur des humains. Certains se parent de beauté, d’autres d’innocence. Auri est un adulte au sein de son espèce.

— Oh ? Vraiment ? s’exclama Isaura, avec un air fasciné. C’est incroyable !

 

Morghan sentit son estomac se nouer. Il ne connaissait pas la jeune femme depuis longtemps, mais il avait l’habitude des mondanités. Le rythme que prenait cette conversation indiquait que dame Isaura arrivait à l’apogée de son jeu d’actrice et qu’elle était sur le point d’exécuter l’idée qu’elle avait en tête dès le moment où elle avait demandé à Morghan de la présenter au chevalier.

 

— C’est pourtant la vérité, commença à dire sire Robin.

 

Il allait poursuivre, mais dame Isaura le coupa en se tournant en partie vers Salvin.

 

— Salvin, très cher, vous pouvez confirmer ?

 

Morghan se figea à nouveau. Il lui sembla que le volume des conversations autour d’eux diminua de moitié et il aurait mis sa main à couper que le nombre d’oreilles qui les épiaient avait doublé. Il réfléchit furieusement à ce qu’il pouvait faire pour éviter que sire Robin ne soit mis dans une position délicate devant tout le monde, mais Salvin fut plus rapide que lui. La licorne s’inclina et répondit :

 

— Sauf votre respect, ma dame, il me semble plus sage de ne pas répondre à votre question.

— Je comprends, ne vous en faites pas. Bien, je ne sais pas ce qu’en pense votre Altesse, mais il me semble que nous avons suffisamment accaparé sire Robin pour la soirée. Il y a encore plusieurs personnes que j’aurais souhaité rencontrer !

 

Morghan et Robin échangèrent le même regard perplexe. Dame Isaura avait rebondi si vite suite à la réponse de Salvin que personne n’avait eu le temps d’y réagir. À présent, elle bousculait les protocoles avec son meilleur air naïf et, après avoir salué l’autre chevalier, elle entraîna Morghan à sa suite. Elle agissait de la sorte certainement pour que sire Robin n’ait pas le temps de contester la réponse de Salvin, mais ça n’en restait pas moins déstabilisant.

 

Une fois suffisamment éloigné du chevalier, Morghan se permit de souffler :

 

— Vous êtes fourbe.

 

Dame Isaura s’arrêta et le relâcha pour le regarder en face. Elle arborait un sourire qui disait toute sa satisfaction.

 

— Votre Altesse me voit ravie de ce compliment. Votre licorne n’était pas mal non plus.

 

Salvin s’inclina à la manière des comédiens de théâtre, ce qui fit rire la jeune femme. Morghan secoua la tête et dit à son valet :

 

— Je t’avouerai que j’ai bien cru que tu allais le tourner ouvertement en ridicule.

— Je t’avouerai que j’y ai songé, admit Salvin, mais ça aurait cruellement manqué de finesse et je ne voulais pas gâcher la magnifique prestation de cette jeune dame.

 

Morghan dut réprimer son envie de lever les yeux au ciel lorsque Salvin sourit à dame Isaura. Cependant, la licorne retrouva son sérieux dans la seconde qui suivi et déclara :

 

— Tout cela ne change pas grand-chose à la situation.

— Les gens sont désormais au courant qu’il n’est qu’un enfant, le contredit la jeune femme. Ils y réfléchiront cette nuit, ce sera parmi les murmures de demain et le sujet reviendra à chaque fois qu’ils le verront. Cela pourrait simplifier notre tâche par la suite.

 

Salvin secoua la tête.

 

— Il faudra plus que quelques indignés pour convaincre Robin.

— Nous verrons bien, intervint Morghan. Il nous reste encore quelques jours devant nous.

— Il n’a pas relevé les yeux une seule fois, murmura alors dame Isaura, son regard noisette posé sur Auri.

 

Malgré eux, Salvin et Morghan se tournèrent également vers le garçon. Le jeune prince avait l’impression qu’Auri ne semblait pas vraiment prêter attention à ce qui l’entourait. Il paraissait subir la situation, attendre qu’elle passe, qu’on lui donne le droit de s’échapper. La main de sire Robin devait peser bien lourd sur son épaule.

 

— Puis-je me retirer ? demanda alors Salvin.

 

Morghan hocha aussitôt la tête et interpela un des gardes qui surveillaient les jardins. L’homme fut chargé de raccompagner Salvin jusqu’à son enclos. Tandis que le duo s’éloignait, dame Isaura demanda sur un ton tellement distrait qu’il fallut une bonne seconde pour que Morghan comprenne ce qu’elle venait de dire :

 

— Pensez-vous qu’ils passeront la nuit ensemble ?

 

Elle avisa le regard scandalisé de Morghan et agita une main.

 

— Oh ! Cessez donc avec cet air. Je suis assez grande pour savoir ce que font les licornes avec les humains qu’elles croisent.

— C’est juste que… Je n’ai jamais discuté de choses aussi crues avec une dame.

 

D’ailleurs, excepté avec Salvin lorsqu’il lançait ses traits d’humour douteux, il n’en avait jamais vraiment parlé avec qui que ce soit.

 

— Mon cher Morghan, j’ai un frère de lait, qui a lui-même quatre frères. Au grand désespoir de ma tutrice et de notre nourrice, ils ont depuis longtemps réduit à néant mon innocence de jeune fille.

 

Cela, il avait pu le constater. Il comprenait désormais d’où venaient la plupart des rumeurs à son sujet. Elle n’était pas à proprement parler mal élevée ou grossière, elle savait pertinemment où se trouvaient les limites de la bienséance, elle avait juste l’audace de les franchir lorsqu’elles ne l’arrangeaient pas.

 

— Je tâcherai de m’en rappeler, fut la seule réponse qu’il trouva à lui offrir.

— Merci.

 

Elle lui lança un regard en coin, puis sourit.

 

— Votre Altesse est tout de même comique lorsqu’elle est indignée.

— Vous n’êtes pas la première personne à me le dire, grommela Morghan.

— Salvin ?

— Lui-même.

— Vous vous tutoyez l’un l’autre.

 

C’était une remarque plutôt qu’une question, mais elle semblait attendre une réaction de sa part. Après un regard perplexe, Morghan comprit où elle voulait en venir et répliqua aussitôt :

 

— Il tutoie également d’autres gens. Cela n’est pas exceptionnel et ne signifie rien de particulier.

— Donc lui et vous… ?

— Non !

 

Comment une idée pareille avait-elle pu venir à dame Isaura ? Sa relation avec Salvin n’avait rien d’ambigu. De plus, il était certain que la licorne le voyait comme un gamin. Tout était clair, entre eux. Alors d’où lui venait cette insinuation aussi audacieuse ?

 

— Pardonnez ma curiosité, dit dame Isaura. J’ai simplement trouvé étrange qu’un valet soit aussi proche de son maître, et que cette affection soit réciproque.

— Que voulez-vous dire ?

— J’ai vu votre regard, lorsqu’il a demandé à partir. Vous vous inquiétez pour lui, or tous les maîtres ne se préoccupent pas ainsi du bien-être de leurs domestiques.

 

Morghan détourna les yeux. La conversation commençait à prendre un tour beaucoup plus intime et il n’était pas certain de vouloir s’engager sur ce terrain avec une inconnue. Il finit par répondre succinctement :

 

— Il m’a sauvé la vie et m’est d’un grand soutien. Lui rendre la pareille est le moins que je puisse faire.

— Vous le considérez comme un ami ?

— C’est compliqué, soupira Morghan, mais je me plais à penser que si mon père n’en avait pas fait mon esclave, c’est ce que nous serions.

— Si vous me permettez, je pense que vous compliquez tout seul des choses pourtant simples, répliqua dame Isaura. Salvin ne me paraît pas être de ceux à qui n’importe qui peut imposer n’importe quoi. Je me trompe peut-être, après tout je ne vous connais pas, mais il m’a semblé qu’il était à vos côtés par choix.

— Peut-être, fut tout ce que Morghan réussit à répondre.

 

Il avait voulu garder la conversation à un niveau moins personnel, mais ils se retrouvaient malgré tout à parler de choses que Morghan n’avait abordé avec personne d’autre auparavant. Il était désormais quelque peu mal à l’aise et chercha une manière de détourner plus franchement la conversation.

 

— Ma dame, je vous propose de nous mettre en quête de ma mère. Si mes parents et nos invités me voient négliger mes devoirs en accordant toute mon attention à une seule personne, cela n’aura pas grande importance qu’il s’agisse de la fille de sire Arthaud. J’en entendrais parler jusqu’à la fin de l’année.

 

Dame Isaura sourit et acquiesça :

 

— Vous avez raison. Ouvrez donc la marche, je vous suis.

 

Soulagé, Morghan ne se le fit pas dire deux fois.


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04/07/2025
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