Célina Alex Lemeunier

Célina Alex Lemeunier

R&L T1 - Chapitre 05

"Le Roi et la Licorne" est une œuvre protégée par les droits d'auteur.

Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.

Reproduction, modification et diffusion interdites sous quelques formes que ce soit.

 


Chapitre 05

Année 1025

 

La journée du lendemain fut plutôt calme. Celle du sur-lendemain également. Comme ils commençaient à s’ennuyer, Salvin et Morghan décidèrent de se trouver un coin où ils pourraient s’entraîner à l’escrime. L’espace couvert d’herbe rase qui séparait les dernières maisons de Montbazon des premiers champs fit l’affaire et ils dénichèrent ensuite des branches à peu près droites, qui feraient des bâtons d’entraînement potables.

 

L’après-midi débutait à peine et, à l’ombre des maisons et de deux grands arbres, il faisait assez frais. Ils firent un peu durer l’échauffement, avant que Morghan n’engage des hostilités plus sérieuses. Salvin, un demi-sourire amusé aux lèvres, le laissa mener leur affrontement pendant une petite minute, avant de feinter et de reprendre l’ascendant.

 

L’enthousiasme les emporta l’un et l’autre quand Morghan réussit à parer un enchaînement compliqué et ils durent s’interrompre le temps de trouver de nouveaux bâtons comme ils avaient brisé les leurs. Le bois brut, encore un peu humide, n’était pas très solide. Il aurait fallu les passer au feu pour vraiment les faire durcir et espérer qu’ils survivent aux assauts du jeune homme et de la licorne, mais ça aurait été une perte de temps qui, à leurs yeux, n’en valait pas le coup.

 

Leurs nouveaux bâtons en main, ils se remirent en position. Cette fois-ci, ce fut Salvin qui prit l’initiative. Après encore quelques échanges, Morghan fut suffisamment à l’aise avec le rythme imposé par la licorne pour que ses pensées commencent à divaguer. Soudainement, il demanda :

 

— Je peux te poser une question ?

— C’est à tes risques et périls !

— Que faisais-tu sur nos terres, le jour où mon père t’a capturé ?

 

C’était une interrogation qu’il avait depuis longtemps. Il n’avait cependant jamais osé l’adresser à Salvin. Cela les faisait revenir sur une journée qui n’avait rien de glorieux pour la licorne, et il avait eu peur de commettre une maladresse. S’il osait à présent, c’était parce qu’ils avaient abordé le sujet de la magie l’avant-veille et que Morghan avait compris que Salvin ne considérait pas cet épisode comme un événement particulièrement humiliant.

 

— Je voyageais.

 

Le fait que sa réponse soit brève faillit lui faire reconsidérer son appréciation des émotions de l’équidé magique à propos de cette journée. Ceci dit, la curiosité de Morghan était également piquée et il ne résista pas à l’envie de pousser un peu la licorne à développer.

 

— Où allais-tu ?

— Faut-il forcément une destination, pour voyager ?

 

Salvin se lança ensuite dans un enchaînement d’attaques compliquées et Morghan perdit un instant le fil de la discussion. Concentré sur ses parades et ses esquives, il resta silencieux jusqu’à ce qu’il réussisse à briser le rythme plus soutenu que lui avait imposé son partenaire d’escrime. Quand, enfin, il reprit l’ascendant, il déclara :

 

— Il est tout de même plus facile de voyager lorsqu’on sait où on veut aller.

— Sauf si ce qui t’intéresse le plus, c’est le voyage en lui-même.

 

Réponse assez philosophique. Morghan redevint silencieux encore un instant. Il commençait à bien connaître Salvin et sentait que la série de réponses toutes faites qu’il venait de lui servir serait les seules informations qu’il parviendrait à obtenir de lui. Salvin n’avait pas envie de révéler la raison de sa présence en Neustria et ce n’était pas en insistant bêtement que Morghan allait réussir à en apprendre plus. Il décida donc de changer d’angle d’attaque – autant figurativement que littéralement.

 

— Tu as de la famille ?

— Pas vraiment.

— Tu sais, fit Morghan dans une tentative d’humour, les enfants illégitimes comptent.

 

Il avait à peine terminé sa phrase que Salvin feintait et, après un pas sur le côté qui l’amena face au flanc de son adversaire, frappa suffisamment fort le bâton de Morghan pour que celui-ci se brise dans une pluie d’échardes. Les armes s’étaient percutés juste au-dessus de la main du jeune homme et la vibration lui engourdit brièvement les doigts. Un centimètre plus bas, il aurait eu le pouce cassé. Morghan recula et remonta un regard furieux vers la licorne.

 

— Tu as perdu l’esprit ?

— C’est toi qui perds ta concentration en bavardages. Tu aurais pu me bloquer, si tu n’avais pas été trop distrait par tes questions.

 

Son commentaire, prononcé sur un ton sévère, n’avait rien à voir avec ses critiques neutres ou un tantinet moqueuses habituelles. Pris de court, Morghan ne put que le fixer en fronçant les sourcils. Leurs regards se croisèrent et Salvin secoua finalement la tête, faisant un moulinet avec son bâton.

 

— Ça suffit pour aujourd’hui.

— Nous venons de commencer ! s’exclama Morghan.

— Et tu as déjà réussi à me faire perdre patience, répliqua son aîné.

 

Avec l’air pincé, il jeta son bâton au sol et s’éloigna en direction des maisons. Complètement stupéfait, Morghan le regarda disparaître sans rien dire. Il ne comprenait pas la réaction de la licorne. Entre la manière dont elle menait sa vie et son âge, le sujet des enfants illégitimes n’aurait pas dû l’énerver ainsi. Landerich lui-même en avait deux, des filles nées de liaisons qui dataient d’avant qu’il ne se marie avec son épouse. Il ne les avait jamais reconnues, mais il leur avait trouvé du travail chez des seigneurs des alentours.

 

Morghan lâcha ce qui restait de son bâton et suivit les pas de Salvin. En arrivant aux abords de l’auberge, le regard sérieux de sire Arthaud lui fit comprendre que le chevalier vétéran en avait deviné assez pour ne pas apprécier la situation. Après tout, Salvin s’était soustrait à sa surveillance, il avait enfreint les règles. Morghan avait intérêt à régler cela rapidement s’il ne voulait pas que ça parvienne aux oreilles de son père.

 

Sire Arthaud lui indiqua que Salvin était rentré à l’intérieur de l’auberge. Il remonta donc jusqu’à la chambre qu’ils partageaient et trouva la licorne debout devant la fenêtre. Bras croisés, le regard tourné vers l’extérieur, son attitude froide et rigide était tellement éloigné de son air habituel que Morghan eut brusquement l’impression de faire face à un étranger. L’idée de devoir faire des remontrances à cet homme plus âgé que lui et si sérieux le mettait soudainement mal à l’aise. Il était d’autant plus gêné que Salvin lui avait été d’une grande aide et d’un grand soutien, ces derniers mois. Il le voyait un peu comme un mentor, un peu comme un ami. Il ne voulait vraiment pas avoir à invoquer leurs rangs respectifs et les devoirs de chacun.

 

Après un instant de flottement, le jeune prince demanda :

 

— Qu’est-ce qui t’a pris ?

 

Salvin ne bougea pas d’un pouce. Il n’eut aucune réaction qui indiquait qu’il avait entendu Morghan, pas même un battement de cils. Le garçon tenta d’appeler son prénom et se rapprocha de lui, mais la licorne resta de marbre. Ce fut, pour Morghan, autrement plus humiliant que de se faire battre à l’épée par sa monture. L’attitude de Salvin semblait le renvoyer à son insignifiance, son statut d’enfant trop jeune pour comprendre ce qui troublait les adultes.

 

Puis la colère fit suite au sentiment d’humiliation, et il traversa l’espace qui le séparait encore de la licorne, agrippa son bras pour la forcer à se tourner vers lui et s’exclama :

 

— Tu vas me répondre ?!

 

Ce fut deux prunelles argentées qui se braquèrent sur lui et l’intensité de ce regard inhumain le cloua sur place. En cet instant, la nature non humaine de Salvin ne faisait plus aucun doute. Troublé, Morghan finit par le relâcher, reculer et quitter la pièce.

 

- - -

 

Une fois que le jeune prince eut disparu, Salvin ferma les yeux et s’adossa contre le mur derrière lui. Il était l’un des êtres les plus vieux de ce monde, mais également l’un de ceux les plus stupides.

 

Cela faisait plusieurs mois qu’il servait de monture au prince et celui-ci ne l’avait encore jamais réellement interrogé sur son passé. Un peu naïvement, Salvin s’était dit qu’il allait pouvoir le laisser derrière lui. Aussi, quand Morghan avait commencé à poser des questions, il avait été doublement pris au dépourvu : par la curiosité du garçon, tout d’abord ; puis par les émotions douloureuses qui avaient été réveillées.

 

La surprise lui avait fait perdre son bon sens et, au lieu de demander à Morghan de s’en tenir là, il avait tenté de décourager le jeune prince en étant distant et froid. Quand ça n’avait – évidemment – pas fonctionné, il avait réagi impulsivement, sous le coup de son agacement. À présent, il était en colère.

 

En colère contre Morghan, tout d’abord. Même s’il savait que le garçon n’était pas une cible rationnelle, c’était tout de même lui qui, avec ses questions, avait réveillé des choses auxquelles Salvin avait espéré ne plus jamais devoir approcher – tout du moins, pas aussi tôt.

 

En colère contre lui-même, ensuite. En étant têtu et impulsif, il avait créé une situation dont il ne savait pas comment se dépêtrer ; Morghan, avec son insistance, ne lui facilitait pas le travail.

 

Après la scène qu’il venait d’offrir, il devait au moins des excuses au prince, et des explications seraient encore mieux. Cependant, il ne voulait pas parler. Il n’avait aucune envie d’expliquer quoi que ce soit. Morghan pourrait-il se contenter d’une demande de pardon ? Il n’en était pas suffisamment certain pour avoir envie de tenter le coup.

 

Il aurait voulu pouvoir laisser cet épisode dans le passé, comme tout le reste, et reprendre juste avant que les choses ne dérapent. Il aurait voulu pouvoir faire comme si de rien n’était et prétendre que tout allait bien. Il aurait pu, car quelque chose lui soufflait que Morghan aurait suivi le mouvement sans trop tergiverser, mais il ne considéra pas l’idée sérieusement un seul instant.

 

Faire comme si de rien n’était aurait été injuste pour tous les deux. Ça aurait signifié créer une zone de non-dits, de flou, sur laquelle Morghan risquait de trébucher et de le blesser à nouveau. S’il ne réglait pas correctement cette situation, il ne pourrait s’empêcher d’être sur le qui-vive, en attente de la prochaine fois où le garçon reviendrait à la charge. Ce n’était pas le genre de dynamique qu’il affectionnait.

Malgré tout, il n’avait aucune envie parler.

 

- - -

 

Quand Morghan remonta pour aller se coucher, Salvin était déjà dans son propre lit, le nez tourné vers le mur. Le jeune homme tenta une nouvelle fois d’amorcer la discussion, mais la licorne continua à l’ignorer. Préférant en rester là avant de s’énerver pour de bon, Morghan laissa tomber et gagna ses draps à son tour.

 

- - -

 

Le convoi fut de retour le lendemain aux alentours de midi. Comme l’avait prédit sire Arthaud, les charrettes n’étaient pas vides : divers bibelots, outils et paquets avait remplacé les sacs de vivres et de matériaux. Une partie fut laissée à Montbazon, l’autre allait prendre la direction de Tours.

 

Depuis la veille, le prince et sa licorne n’avaient pas échangé un seul mot. Aucun vrai dialogue ne fut amorcé durant l’heure qu’il leur fallut pour se préparer au départ. Dans la mesure où la tension restait à un niveau stable, sire Arthaud ne fit aucun commentaire à Morghan, mais ce dernier se doutait que son père aurait droit à un rapport en bonne et due forme au sujet de l’attitude de Salvin. Au stade d’agacement qu’il avait atteint, il n’était pas certain de savoir si ça l’inquiétait ou s’il pensait réellement le « bien mérité » qui lui avait brièvement traversé l’esprit.

 

Ce fut donc un Morghan très taciturne qui monta en selle. Tandis que les chevaliers et les soldats, que ces quelques jours passés ensembles avaient rapproché, échangeaient des plaisanteries, lui se contentait de les observer sans participer. La tension et les mouvements secs de sa monture ne cessaient de lui rappeler leur dispute et il n’avait pas le cœur à badiner avec les autres.

 

- - -

 

Perdu dans ses pensées, tout à son agacement, il manqua le mouvement de surprise de Salvin et lâcha un juron quand ce dernier fit un violent écart et l’envoya au sol d’un sursaut. Son dos heurta la terre et les débris végétaux du chemin avec une force qui lui coupa presque le souffle, et il ne dut la survie de sa boîte crânienne qu’à l’habitude des chutes qu’il avait développée pendant que Salvin l’entraînait à monter correctement.

 

Étalé sur le sol, il ne fulmina que le temps d’un battement de cœur, avant de réaliser que Salvin avait eu une très bonne raison de l’envoyer voler : un carreau d’arbalète était planté dans la charrette, au-dessus de lui, à l’endroit où s’était trouvé son torse quelques instants auparavant. Si Salvin ne l’avait pas éjecté, il aurait été sérieusement blessé, peut-être même tué.

 

Le carreau n’avait pas encore fini de vibrer qu’une dizaine d’hommes, vêtus de cuirs et d’habits sombres, émergèrent de la forêt. Ils passèrent à l’attaque sans attendre et sans autre bruit que celui des sous-bois qu’ils piétinaient en courant. Dans les récits, les bandits attaquaient souvent en hurlant ; ceux-là étaient parfaitement silencieux, concentré sur leur tâche.

 

Morghan se releva aussi vite qu’il le put et dégaina son épée. Il allait s’avancer pour rejoindre les soldats et chevaliers qui se battaient, mais Salvin le bouscula sans ménagement et le coinça entre son épaule et la charrette. Morghan tenta de protester et de le repousser, mais il n’allait pas pouvoir faire grand-chose contre la licorne qui pesait beaucoup, beaucoup plus lourd que lui. Finalement, il ne peut que regarder l’affrontement, vexé au plus haut point. Salvin, de son côté, s’arrangeait pour qu’aucun attaquant ne les approche à l’aide de ses sabots et de sa queue.

 

Il y eut un instant de flottement, où seuls résonnaient les coups échangés et les ordres lancés dans un camp comme dans l’autre, puis un son métallique, comme un pommeau d’épée frappant un bouclier, se fit entendre. Les bandits se désengagèrent aussitôt du combat et firent demi-tour. Les chevaliers, menés par sire Arthaud, s’élancèrent après eux pour tenter d’en capturer certains, en vain. Quelques carreaux furent tirés aux pieds des chevaux depuis la forêt, afin de couvrir la retraite des assaillants.

 

Tout le convoi resta muet et immobile le temps de quelques battements de cœur, puis sire Arthaud descendit de son cheval et alla s’assurer de l’état de ses soldats. Au même instant, Salvin relâcha enfin Morghan. Le jeune prince s’apprêtait à reprendre ses protestations, mais son regard tomba à nouveau sur le carreau d’arbalète planté dans le chariot. Quand il chercha Salvin des yeux, la licorne s’était éloignée et inspectait le bosquet d’où étaient sortis les assaillants.

 

L’espace d’un instant, Morghan songea que si elle souhaitait s’enfuir, ce serait le moment rêvé. Personne n’aurait le temps de se lancer à sa poursuite. Pourtant, après avoir secoué sa crinière et fouetté l’air de sa queue, la licorne fit demi-tour et le rejoignit. Au même moment, sire Arthaud lui lança :

 

— Et vous, Morghan, tout va bien ?

— Je n’ai rien, sire.

 

Grâce à Salvin. Son regard fut encore une fois attiré par le carreau et il sentit une vague de froid se propager à travers son corps. Ce n’était pas passé loin. Il s’en était vraiment fallu de peu. La peur le saisissant à la gorge comme une bête fauve surgissant là où on ne l’attendait pas, il eut la sensation que le paysage tanguait autour de lui. Le nez de Salvin vint alors effleurer son bras. Morghan sursauta presque et envoya un regard confus à la licorne. Doucement, mais fermement, celle-ci appuya son chanfrein contre son torse. Sans réfléchir, le garçon posa ses mains sur le cou de Salvin et ses doigts s’accrochèrent à sa crinière. Sans qu’il ne puisse se l’expliquer, le contact de la licorne l’aida petit à petit à faire refluer la panique.

 

Ils restèrent ainsi quelques secondes, jusqu’à ce que sire Arthaud ordonne de se préparer à repartir. Là, Morghan se rappela soudainement qu’il était censé être chevalier et le fils du roi. Même si le convoi était sous la responsabilité de sire Arthaud, il aurait dû se préoccuper un peu plus de l’état de sa monture et des hommes qui l’accompagnaient.

 

— Tu n’es pas blessé ? demanda-t-il à Salvin.

 

Celui-ci releva la tête et la secoua en signe de dénégation. Morghan remonta donc en selle, puis lança à sire Arthaud :

 

— Tout le monde va bien, sire ?

— Rien de grave, votre Altesse. Même les chevaux sont indemnes.

— Qu’est-ce que c’était que cette attaque ? s’exclama alors sire Gabin. Ils avaient des arbalétriers cachés, mais ils n’ont tiré que pour couvrir leur fuite. S’ils avaient été plus actifs, nous n’aurions eu aucune chance.

 

Morghan déglutit et se raidit un peu en disant :

 

— Ils m’ont tiré dessus. Si Salvin ne m’avait pas fait tomber, j’aurais été touché.

 

L’expression de sire Arthaud s’assombrit. Après un instant de silence, il dit :

 

— Les arbalétriers n’ont pas tiré parce que Salvin les empêchait d’atteindre leur cible. Votre Altesse, je pense que vous étiez celui visé par l’attaque.

 

D’un seul coup, Morghan ne fut plus si vexé que Salvin l’ait tenu loin du combat. S’il y avait pris part, il aurait fait une cible de choix. Aujourd’hui, la licorne lui avait doublement sauvé la vie.

 

— Pourquoi n’ont-ils pas simplement tué la licorne ? s’étonna sire Gabin.

— Je n’en sais rien, grommela sire Arthaud. Et je n’ai aucune envie de m’attarder pour le découvrir. Dépêchons-nous de rentrer, voulez-vous ?

 

Il fit passer son cheval au trot et tout le reste du convoi suivit son allure. Ce serait moins confortable pour les charretiers, mais aucun n’aurait songé à s’en plaindre.

 

Ce fut dans un silence particulièrement profond qu’ils voyagèrent jusqu’au château. S’il faisait de son mieux pour rester attentif à son environnement, Morghan avait du mal à empêcher ses pensées de s’égarer. Elles ne cessaient de se tourner vers Salvin. La licorne était caractérielle, mais en dépit de leur dispute, elle venait de lui prouver sa loyauté. Elle lui avait sauvé la vie et, alors qu’elle aurait pu sans problème s’enfuir, elle était revenue.

 

Il avait eu raison de lui faire confiance, réalisa-t-il d’un seul coup. Cette révélation rendit d’autant plus inconfortable la distance qui s’était installée entre eux ces derniers jours – et au-delà de ça, la barrière qui existait à cause de leurs statuts respectifs. Il était le prince et Salvin était censé être son esclave, confiné dans son enclos la plupart du temps, traité comme moins qu’un être humain.

 

La licorne tourna brièvement une oreille vers lui, ce qui attira son attention sur le fait qu’il se tenait mal sur sa selle. Revenant à ce qui se passait sous ses yeux, il corrigea son assiette et soupira.

 

- - -

 

À peine arrivé au château, sire Arthaud voulut entraîner Morghan avec lui pour faire un rapport immédiat à Landerich. Le jeune prince lui demanda d’attendre un peu et revint avec Salvin sous forme humaine. Le chevalier se contenta d’un hochement de tête, avant de remonter l’escalier. Ce n’était pas à lui de dicter sa conduite à Morghan et il avait apprécié la vitesse de réaction de la licorne. En plus de sauver la vie du prince, elle avait également participé à l’affrontement et ne s’était pas enfuie quand l’opportunité s’était présentée. Quand bien même son attitude était très peu protocolaire, sire Arthaud ne comptait pas s’opposer à sa présence.

Après avoir expliqué à Landerich ce qui s’était produit et qu’ils eurent décortiqué la scène sous tous ses angles, chacun convint que cette attaque avait été une tentative d’assassinat à l’encontre de Morghan ; lorsqu’ils s’étaient rendu compte qu’ils n’avaient aucun moyen de l’atteindre après qu’ils eurent gâchés leur effet de surprise, ils avaient préféré s’enfuir.

 

Le garçon avait eu un peu de temps pour s’habituer à cette idée, mais que son père l’approuve également lui donna la nausée. Il craignait aussi la réaction de Landerich face à cet affront qui venait d’être fait envers la famille royale ; à sa grande surprise, le roi ne parut pas particulièrement ému. Il était manifestement agacé, mais après avoir trouvé l’explication de cet événement et passé en revu le rapport concernant le convoi, Landerich renvoya sire Arthaud et Morghan sans plus de discussion.

 

Alors que le chevalier vétéran quittait la pièce, Morghan s’attarda. Ses réflexions sur le chemin du retour avaient abouti à une idée qu’il voulait soumettre à son père avant que les exploits du jour de Salvin ne perdent en éclat.

 

Ce dernier, qui se tenait près de la porte depuis le début de l’entretien, lui lança un regard surprit en constatant qu’il ne suivait pas sire Arthaud.

 

— Père, si vous me le permettez, j’aimerais vous demander une faveur.

 

Landerich se tourna vers lui avec une expression intriguée et l’encouragea à parler d’un mouvement de tête.

 

— Comme sire Arthaud vous l’a expliqué, la licorne m’a sauvé la vie. Elle s’est aussi battue pour nous.

 

Le regard du roi se tourna vers Salvin, qui fixait désormais le mur du fond avec une expression neutre digne du meilleur garde.

 

— Continue, fit l’homme à l’adresse de son fils.

— Je voudrais qu’elle devienne mon valet.

— Ton cheval, un valet ?

 

Morghan se sentit profondément stupide l’espace d’un instant, mais répliqua bravement :

 

— Il a montré sa loyauté.

— C’est une licorne, dit lentement Landerich.

 

Le jeune prince inspira et se redressa un peu, avant d’affirmer :

 

— Il m’a mieux servi ces derniers mois que la plupart de nos gens.

— On ne peut faire confiance à une licorne.

— Père, sauf votre respect, s’il avait voulu me trahir, l’attaque d’aujourd’hui aurait été l’occasion parfaite.

 

Le regard du roi se tourna à nouveau vers Salvin. Après une fugace grimace de dégoût, il détourna les yeux pour se concentrer à nouveau sur son courrier, tout en répondant :

 

— Fait comme tu veux. Cependant, il restera un esclave et il continuera de vivre dans l’enclos. Il est hors de question que je verse un salaire à un animal. Aussi, je ne veux pas le voir déambuler sans surveillance, suis-je clair ?

— Très clair, Père. Je vous remercie, dit Morghan en s’inclinant.

 

D’un geste de la main, le roi lui indiqua qu’il pouvait sortir. Il ne se le fit pas dire deux fois et, Salvin sur les talons, il s’éclipsa avant que Landerich n’ait l’idée de revenir sur sa décision. Après qu’ils eurent quittés le bâtiment administratif, aient traversé la cour et rejoint le donjon, la voix de la licorne s’éleva derrière lui :

 

— Tu aurais pu me demander mon avis.

 

Le jeune prince se raidit et fit volte-face, prêt à riposter ; il fit face au sourire en coin de son nouveau valet et comprit qu’il n’y aurait pas de dispute, cette fois-ci. Salvin ne faisait que le taquiner. Il se détendit, haussa les épaules et répliqua :

 

— Si tu préfères rester enfermé dans l’enclos, je peux toujours retourner voir mon père.

 

Salvin lui lança un regard blasé. Ils se remirent en marche, montant les escaliers vers l’étage où se trouvait les appartements de Morghan, avant que la licorne ne demande :

 

— Puis-je au moins savoir en quoi consistera mon rôle ?

— En réalité, tu n’auras pas grand-chose à faire, si ce n’est superviser les autres gens qui me servent.

— Et qui se débrouillent très bien tous seuls, releva Salvin.

— Normalement, tu devrais aussi gérer mon emploi du temps, mais ce n’est pas comme si j’étais débordé…

— Ton emploi du temps, répéta la licorne. Cela inclut tes entraînements ?

 

Morghan grimaça en entendant la note intéressée dans la voix de l’autre homme. Il ouvrit la porte de sa chambre en grommelant :

 

— Je regrette déjà mon idée.

 

Salvin eut un petit sourire, qui s’effaça cependant l’instant d’après. Devant son expression à nouveau sérieuse, Morghan lui retourna un regard méfiant, avant d’entreprendre de se débarrasser de sa cotte de maille. Pendant qu’il tentait de se dépêtrer de l’acier, la licorne prit une inspiration et dit :

 

— Je suis désolé, pour la dispute de l’autre jour. Tu n’as rien fait de mal et j’ai réagi bêtement.

 

Morghan réussit à faire passer la cotte par-dessus sa tête et le fixa, stupéfait. Il ne s’était pas attendu à ce que la licorne revienne sur leur accrochage. Il avait été persuadé que l’attaque du convoi mettrait cet épisode derrière eux et qu’ils n’en reparleraient pas. Il n’était pas très sûr de la réaction qu’il était censé avoir.

 

— C’est plutôt à moi de te présenter mes excuses, répondit-il enfin. Je n’aurais pas dû insister.

— Tu ne pouvais pas deviner que je n’avais pas envie d’en parler, le détrompa Salvin. C’était à moi de te demander d’arrêter. J’ai…

 

Il secoua la tête, dépité par sa propre réaction.

 

— J’ai anticipé le fait que tu risquais d’insister avant-même de t’avoir laissé une chance de m’écouter.

 

Morghan ne sut quoi répondre à ça et resta silencieux un instant. Ensuite, un peu timidement, il dit :

 

— Je n’aurais pas insisté, tu sais ?

 

Salvin lui sourit :

 

— Maintenant, je le sais.

 

Hésitant, incertain quant à ce qui venait de se passer, Morghan lui retourna son sourire. C’était la première fois que quelqu’un s’excusait envers lui pour ne pas avoir été claire. D’habitude, quand il ratait un sous-entendu, soit on se moquait de lui, soit il se faisait gronder, soit on l’ignorait.

 

D’ailleurs, en parlant d’être ignoré… son sourire disparut.

 

— Qu’y a-t-il ? lui demanda Salvin.

 

Morghan promena son regard autour d’eux, un peu mal à l’aise, avant de dire :

 

— Tu n’es pas obligé de répondre, mais… pourquoi as-tu refusé de me parler, ensuite ?

 

Salvin soupira :

 

— Je n’en suis pas fier, je le cache sous beaucoup d’humour, mais je ne suis pas vraiment quelqu’un de calme. Quand tu es revenu pour parler, c’était trop tôt pour moi, j’étais toujours en colère et je ne savais pas comment m’exprimer.

 

Morghan eut l’air juste assez surpris pour que la licorne demande ensuite :

 

— Qu’est-ce que tu as cru ?

— Que tu voulais me faire sentir que j’avais été stupide, avoua le jeune prince, que c’était ta manière de me réprimander et de me punir.

— Morghan, dit très sérieusement Salvin, je te promets que si un jour, je dois te faire comprendre que tu es stupide, je te le dirais directement.

— Je… Merci ? fit-il, perplexe.

 

Après un nouvel échange de regard, ils éclatèrent de rire en secouant la tête.

 


 

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07/03/2025
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