R&L T1 - Chapitre 08
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Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.
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Chapitre 08
Année 1025
L’atmosphère du banquet fut des plus étranges. Sire Gédéon tenta d’orienter le sujet sur Chambray, et de savoir comment la ville s’accommodait des récents bouleversements ; dans la mesure où ce qui agaçait le plus les gens était la présence de ses troupes dans la petite forêt, sire Mathis n’eut pas beaucoup de matière pour élaborer. S’il fallait se fier au visage fermé du jeune administrateur, il n’aurait de toute manière pas eu le cœur à élaborer s’il avait pu. Il semblait préoccupé, perdu dans ses pensées – ce qui n’était pas surprenant. En une poignée de jours, le pauvre garçon avait perdu toute sa famille, reconquit son titre et sa ville et vu son frère meurtrier se faire condamner à mort. Bientôt, celui-ci serait exécuté.
Outre cet enchaînement d’évènements tragiques, les conseillers de son père devaient lui avoir sauté dessus à l’instant-même où il s’était retrouvé seul. À en juger par la mise en scène de ce soir, ces hommes souhaitaient préserver la réputation de Chambray quoi qu’il en coûte, quitte à mettre leur nouveau seigneur dans une position inconfortable et douloureuse.
Morghan aurait souhaité pouvoir proposer son aide à sire Mathis, mais il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il aurait pu faire, et aucun de ses chevaliers expérimentés ne pouvait prendre le luxe de s’attarder après la fin de leur mission. Tous avaient d’autres responsabilités en dehors de la compagnie, que ce soit en tant que seigneur, chevalier vassal d’un seigneur ou auprès de leur famille.
Assit à la table d’honneur, forcé à faire bonne figure, il ne fallut que quelques minutes à Morghan pour commencer à souhaiter, un peu égoïstement, que ce repas ne s’éternise pas. Ce souhait fut sans nul doute partagé par les autres hommes, car la nuit était encore jeune lorsque chacun quitta la table sous un prétexte ou un autre.
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La journée du lendemain fut à peine plus gaie. Sire Emile devait être exécuté au début de l’après-midi et mis à part sire Gédéon et sa satisfaction du travail accomplit, personne n’avait grand hâte d’y être. Ainsi, après s’être levé et habillé, Morghan resta un instant assis sur sa couche, le regard perdu en direction du sol. Les autres chevaliers étaient déjà sortis pour vérifier que leurs chevaux allaient bien, pour manger ou s’occuper de quelques menus détails de la vie du camp. Salvin lui-même était dehors depuis un petit moment. Ainsi, le jeune prince était seul et pouvait prendre le temps de réfléchir à ce qui allait se produire.
Ce n’était pas la première exécution à laquelle assistait Morghan. Son père n’était pas tendre avec les voleurs récidivistes et les assassins ; en revanche, c’était la première exécution pour laquelle il avait eu son mot à dire. S’il l’avait voulu, en tant que prince et représentant du roi, il aurait pu changer la sentence de sire Emile. Il aurait pu la transformer en simple bannissement, comme il en était plutôt coutume pour les nobles. Mais il savait ce que son père pensait de ceux qui trahissaient leur propre sang. Si Landerich était venu à Chambray à sa place, il aurait sans aucun doute fait fouetter sire Emile autant de fois que ce qu’il avait fait de victimes, avant de le faire enfermer durant un mois. Si, à la fin de ce mois, le condamné s’était trouvé encore en vie, alors il en aurait conclu que c’était la volonté de Dieu que de le laisser vivre et, seulement là, il aurait pu prétendre au bannissement.
Jusqu’à présent, aucun de ceux qui avaient subi ce traitement n’avait survécu au fouet ou au cachot. La pendaison semblait beaucoup moins spectaculaire et cruelle, en comparaison – mais est-ce qu’un monstre capable de tuer père, mère, frères, sœurs, oncle, tantes et cousins méritait la clémence ?
Ceci dit, pourrait-il vraiment regarder un homme être torturé et laissé pour mort, en sachant qu’il était le seul responsable de son sort ? Peut-être était-ce un signe de sa faiblesse et de sa lâcheté, mais Morghan ne parvenait pas à s’imaginer assister à une telle scène s’il en était un des acteurs. Les exécutions avaient toujours été un spectacle macabre où il se contentait d’observer. L’idée qu’il puisse en être à l’origine, donner un tel ordre au bourreau… c’était effrayant. C’était une chose de savoir qu’un jour, il aurait le droit de vie et de mort sur les gens qui l’entouraient ; c’en était une autre que de devoir se saisir de cette responsabilité.
Landerich n’avait jamais semblé perturbé par les sentences qu’il prononçait. Lorsque Morghan était enfant et que le roi travaillait encore à consolider l’indépendance de la Neustria, il lui était même arrivé de prendre le rôle du bourreau pour les hommes de haut rang qu’il avait condamnés. Ainsi, il avait toujours donné l’impression que c’était un travail d’une grande simplicité, aussi naturel que de monter à cheval ; peut-être n’était-ce qu’une question d’habitude ? Pouvait-on réellement s’habituer à prendre la vie de ses semblables ?
Morghan entendit Salvin s’annoncer, puis entrer dans la tente, mais il n’osa pas détourner le regard du sol. Il n’avait pas envie de croiser le regard de quelqu’un d’autre et de se mettre en mouvement. La suite des évènements l’impressionnait tant…
Un bol en bois apparut alors sous son nez, lui faisant relever un regard surprit vers Salvin. Quand le valet haussa les sourcils, il fit mine de le refuser, mais l’autre insista :
— Crois-moi, si tu dois te trouver mal tout à l’heure, il vaut mieux que tu aies quelque chose dans le ventre.
Avec un petit grognement, le jeune prince capitula. Pendant qu’il picorait les quelques légumes et bouts de viande qui trempaient dans une purée de grains cuits à l’eau, Salvin demanda :
— Il s’agit de ta première exécution ?
Morghan haussa vaguement les épaules.
— Oui et non. J’ai assisté à des mises à mort par le passé, mais c’est la première fois que je représente l’autorité de roi.
— L’autorité du roi, répéta pensivement Salvin, avant d’esquisser un sourire étrange, puis de secouer la tête. La décision n’est pas venue que de toi. Sire Mathis représente également ton père en tant qu’administrateur et il a approuvé cette sentence.
— Mhm… se contenta de répondre Morghan.
Après un temps de silence, comme fixer sa nourriture lui donnait de moins en moins envie de manger, il releva les yeux et dit :
— Cela fait-il de moi un lâche de souhaiter que nous n’ayons pas à faire tuer sire Emile ?
Il s’attendait presque à ce que Salvin tourna sa question en dérision, la balaie avec un trait d’humour ou lui offre une réponse qui sonnait comme une vérité toute faite ; aussi fut-il surpris lorsque la licorne prit le temps de la considérer sérieusement et de peser ses mots. Elle répondit finalement par une autre question :
— Qu’est-ce qui te dérange, exactement ?
Ce fut au tour de Morghan de rester silencieux tandis qu’il réfléchissait. Après un instant, il dit d’un ton hésitant :
— C’est tellement… définitif. C’est un pouvoir immense, que je ne suis pas certain d’apprécier posséder. Tout ce que cela implique… C’est effrayant.
— Ce n’est pas de la lâcheté que d’avoir conscience de la portée de ses actes, déclara lentement son valet.
— Mon père n’a pas tellement l’air d’être ému par ce genre de choses…
— Penses-tu que cela est bon ?
Morghan fixa Salvin sans répondre. Spontanément, il avait envie de dire « non », mais cela revenait une nouvelle fois remettre en question le comportement de son père, leur roi. Certes, Landerich pouvait se tromper, mais il était la personne désignée par Dieu pour guider leur peuple. De plus, les exécutions faisaient partie de leur culture. Se permettre une telle remise en question troublait Morghan plus qu’il n’aurait voulu l’admettre.
Ce fut finalement Salvin qui détourna les yeux le premier, pour déclarer sur un ton tranquille :
— Si tu veux mon avis, il faut plus de courage pour accepter de regarder en face le fait que nos pouvoirs et nos responsabilités peuvent être trop grands pour nous, que de les considérés innés, normaux et légitimes en toutes circonstances. Dans le premier cas, tu admets la possibilité de te tromper. Dans le second cas, tu ne remettras jamais tes actes en question. C’est ainsi que naissent les tyrans.
Morghan ne trouva rien à répliquer, quand bien même l’idée de rapprocher son père d’un tyran le dérangeait. Landerich pouvait être dur, il avait un caractère bien trempé et son fils ne comprenait pas toujours toutes ses décisions, mais l’adjectif « tyrannique » semblait tout de même un peu trop intense… non ?
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L’exécution eut lieu dans l’arrière-cour du fort. Sans compter Morghan, les seuls témoins furent les sires Mathis, Gédéon, Morghan Edmond et Léon, ainsi que deux des conseillers de Chambray. Ce fut sire Mathis qui se chargea de rappeler les crimes de son frère, avant que le bourreau ne prenne le relais. Sire Gédéon prit sur lui de confirmer la mort du condamné aux côtés du bourreau, mais chacun des témoins resta sur place jusqu’à ce que le corps soit emmené pour être enterré dans la fosse commune réservée aux criminels.
Toute la scène n’avait duré qu’une vingtaine de minutes. Elle fut suivie par un silence qui mit tout le monde mal à l’aise. Sire Mathis le brisa en premier, pour remercier Morghan et sire Gédéon d’être venu à son secours, ainsi que d’être restés jusqu’à la fin. Chacun se retira ensuite et la compagnie de Morghan se prépara au départ. Tandis qu’ils pliaient bagages, le jeune prince ne put s’empêcher de penser un bref « Tout ce remue-ménage pour ça ? » qui lui laissa un sentiment un peu étrange. Ce sentiment perdurait encore tandis qu’il saluait une dernière fois les sires Mathis et Gédéon.
À peine trois jours plus tôt, il pensait qu’il venait à Chambray pour assiéger le fort, peut-être participer à une bataille ; il s’était représenté cela comme le chaos de la mêlée d’un tournoi, en plus sanglant et plus effrayant. Voilà qu’à présent, ils repartaient sans que, de son point de vue, il ne se soit pas passé grand-chose. Il ne savait pas s’il était déçu ou soulagé – ce dont il était certain, en revanche, c’est qu’il n’avait eu qu’un rôle très limité et passif. Quand bien même il avait quelque peu repris le contrôle de la mission sur la fin, toute cette histoire lui laissait un goût amer dans la bouche. Il avait l’impression d’avoir en partie échoué à la tâche qui lui avait été confiée.
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La compagnie avait quitté Chambray en fin d’après-midi et arriva à Tours juste à temps pour que Morghan ait le temps de se changer avant de souper avec ses parents. Furent également présents à leur table sire Arthaud, le chancelier seigneur Bernard, ainsi que sire Louis. Ce dernier était le ministre en charge de la protection du cœur du royaume, à l’intérieur de ce que tous nommaient « les frontières restreintes » : les lieux qui, sous aucun prétexte, ne devaient jamais tomber aux mains des ennemis.
Au vu de la tablée, Morghan s’attendait à ce que le repas serve de réunion informelle et qu’il s’y trouve obligé de faire son rapport. Il n’en fut rien. Après avoir demandé ce qu’il était finalement advenu de sire Emile et commenté le fait que la pendaison était une punition bien douce pour un traître de son envergure, Landerich déclara :
— Inutile de troubler le repas plus en avant avec un tel sujet de discussion. Tu rapporteras les détails à sire Louis. Je place d’ailleurs ta compagnie sous son autorité. Oh, pendant que nous y sommes : tout s’est bien passé, avec tes hommes ?
Landerich affectait un sourire affable, mais ses yeux bruns étaient aussi froids et durs qu’une souche en plein hiver. Morghan se rappela la conversation lancée par sire Gabin : les chevaliers de sa compagnie n’étaient pas dans les bonnes grâces du roi ni de son chancelier. Quelle réponse son père espérait-il recevoir ? Devait-il prétendre avoir apprivoisé les rebelles ou bien devait-il se plaindre d’eux ?
Morghan finit par dire sur le ton le plus neutre qu’il put adopter :
— Nous apprenons à travailler ensemble.
Landerich fronça un peu les sourcils.
— Ils ne t’ont posé aucun problème ?
Le cœur battant, le jeune prince déglutit avant de répondre :
— Eh bien, certains ont mis un point d’honneur à donner leur avis sur tout et n’importe quoi, mais j’ai cru comprendre qu’ils étaient connus pour ce défaut.
— Votre Altesse, vous parlez de sire Gabin, n’est-ce pas ? dit sire Louis. Méfiez-vous de lui. Si vous le laissez commenter vos actes, il finira par trouver le moyen de retourner votre compagnie contre vous. Ce garçon est un vrai goupil, rusé, sans loi et qui aime semer le chaos partout où il passe.
Landerich soupira, une moue agacée tordant sa bouche et fronçant son nez :
— Vous avez malheureusement raison, sire Louis. Si son père ne m’avait pas si bien servi, au point d’en perdre la vie lors de la dernière guerre, et si son frère aîné n’était pas aussi déterminé à plaider sa cause, cela ferait longtemps qu’il ne serait plus chevalier.
Morghan ignorait que les problèmes posés par sire Gabin avaient pris une telle ampleur. Il était rare qu’un roi intervienne pour retirer un titre aussi important que celui de chevalier…
— Mon cher époux, demanda alors dame Solène, si vous me permettez cette question, pourquoi l’avoir mis sous les ordres de notre fils ?
Morghan cessa tout bonnement de respirer à ce stade de la conversation. Sa mère avait posé sa question sur un ton détaché, serein, presque distrait. Avait-elle manqué l’irritation qui se dégageait de Landerich ? C’était impossible, dame Solène connaissait trop bien son époux. Alors pourquoi insistait-elle sur un sujet visiblement sensible ?
À la grande surprise du jeune prince, le roi répondit sur le même ton que celui utilisé par sa femme, en lui accordant à peine plus qu’un bref regard en coin.
— Pour lui apprendre l’humilité, ma chère dame.
Pour apprendre l’humilité à sire Gabin ou à son fils ? Les deux, peut-être. Et quel genre de réponse était-ce que celle-ci ? Bien que Morghan ait eu des doutes quant aux motivations de son père, une part de lui avait tout de même songé que les chevaliers de sa compagnie exagéraient en considérant leur affectation comme une punition ; ce repas venait de lui confirmer que ce n’était pas un délire, de la paranoïa ou une exagération cynique. Au moins en ce qui concernait sire Gabin et Morghan, l’attribution des postes avait été faite en toute conscience.
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Le repas terminé, une fois de retour dans ses appartements, Morghan aida Salvin à réanimer le feu dans la cheminée. Il resta ensuite un instant accroupi devant l’âtre, silencieux, le regard fixant les flammes. Après un instant d’hésitation, la licorne s’assit à côté de lui et posa lentement une main sur son épaule.
Si jusqu’alors, le garçon n’avait aucune idée précise des émotions qui tourbillonnaient en lui, au moment où la main de Salvin pressa son épaule, tout se fondit en une seule sensation : l’envie de pleurer. La gorge serrée, il dut lutter pour garder une respiration régulière.
— Morghan ? fit doucement Salvin.
— Je m’en doutais lorsque tu as commencé à m’entraîner, mais l’entendre ce soir…
Il avait déçu son père. À un moment ou à un autre, aux alentours de ses douze ans, il avait fait quelque chose qui n’avait pas plu au roi. Désormais, celui-ci essayait de le remettre sur le droit chemin. Le problème qui se posait à présent, c’est qu’après toutes ces années, Morghan ne comprenait toujours pas quel était ce chemin qu’il était censé emprunter. Avant que Salvin ne lui ouvre les yeux, il n’avait même pas réalisé qu’il faisait fausse route.
— Je ne vaux pas mieux que sire Gabin, souffla-t-il. Je suis un idiot trop arrogant, je ne mérite pas le titre de chevalier.
— Morghan, regarde-moi.
Un peu surprit par le ton de son valet, le garçon obéit. Le regard sombre de Salvin était aussi grave que sa voix et il y brillait une étincelle farouche. L’espace d’un instant, Morghan se demanda s’il avait aussi réussi à énerver la licorne ; puis Salvin dit :
— Crois-tu que j’aurais perdu mon temps avec un idiot, ces derniers mois ? Penses-tu réellement que si tu avais été aussi insupportable, impulsif et irritable que Gabin, j’aurais été en mesure de t’apprécier ? Que je serais encore à tes côtés ce soir ?
Alors que les larmes venaient aux yeux de Morghan et qu’il se soustrayait au regard de Salvin pour les essuyer, le valet adoucit sa voix et ajouta :
— Tu n’es pas un idiot trop arrogant. Tu es fier, oui. Tu manques d’expérience, c’est certain, mais tu fais de ton mieux pour apprendre et la différence est là. Un idiot trop arrogant aurait provoqué sire Gédéon et sire Gabin en duel. Toi, tu as su écouter les conseils qui t’ont été donnés. Tu as pu trouver une manière plus adaptée de gérer la situation.
Les paroles de Salvin semblaient logiques et il avait désespérément envie qu’elles soient vraies, mais son cœur ne parvenait pas à les accepter. Les brumes sombres dans lesquelles flottait son esprit fatigué lui soufflaient que Salvin ne faisait que lui dire ce qu’il avait envie d’entendre, qu’il avait pitié de lui et maquillait la vérité pour ne pas le froisser. Le désespoir lancinant qu’il ressentit à cette idée, accompagné par l’envie de s’effondrer et de ne plus bouger, fit finalement prendre conscience à Morghan de l’état d’épuisement dans lequel il se trouvait – un épuisement non pas physique, mais mental. Presque aussitôt, la pression de ses sentiments se fit moins forte et il dit d’une voix un peu nouée :
— Je crois que je vais avoir besoin d’une bonne nuit de sommeil avant de pouvoir entendre ces paroles.
— Je comprends, répondit simplement Salvin, avec un petit sourire compatissant. Tu as besoin d’aide, pour le reste ?
Il désigna la dernière couche d’équipement du jeune prince. S’il avait eu le temps de retirer les quelques pièces d’armures et sa maille avant d’être appelé pour le dîner, il avait encore son gambison sur le dos. Le vêtement rembourré se fermait par de multiples lacets et n’était pas simple à retirer seul. Avec un soupir, Morghan hocha la tête et se releva. Après qu’ils eurent fini de se débattre avec les cordelettes, Salvin rangea le gambison, puis le laissa seul.
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Tandis qu’il remontait les couloirs et descendait les escaliers pour rejoindre l’enclos où il vivait, Salvin promenait un regard inquiet sur ce qui l’entourait. Alors que Morghan se laissait rattrapé par ses émotions, la dernière pièce du puzzle avait pris sa place dans l’esprit de la licorne. Elle comprenait enfin qu’il y avait encore beaucoup de choses que le garçon ignorait sur sa famille ; des choses que ses parents avaient omises de dire ou qu’ils avaient activement dissimulé sous des tissus de mensonges.
Cela faisait quelque temps que Salvin soupçonnait que Morghan n’avait pas été tenu au fait de certaines vérités. Il avait préféré ne rien dire avant d’en avoir le cœur net ; ce soir, il était heureux d’avoir tenu sa langue. Morghan avait déjà bien assez de bouleversements à gérer pour ne pas en plus ajouter à tout cela les mensonges de ses parents.
Et la liste semblait si longue ! Ce soir, c’était la première fois que Salvin avait pu servir Morghan au cours d’un dîner où dame Solène était également présente. Ses sens de licorne étaient formels : la reine n’était pas totalement humaine. C’était subtil, il n’avait pas su dire si elle était plutôt du côté des guérisseurs humains, du côté des êtres magiques ou encore les deux à la fois. Dans tous les cas, c’était assez fort pour que Salvin soit persuadé qu’elle savait pertinemment ce qu’elle était. Cela expliquait donc pourquoi Morghan percevait la magie, mais soulevait également une nouvelle question : pourquoi le garçon avait-il l’air totalement humain ? Si dame Solène était bien sa mère – et elle l’était, leur ressemblance ne faisait aucun doute –, il n’aurait pas dû ressembler à un humain de pure souche.
Comme il passait le seuil de son abri, Salvin se demanda s’il devait aborder directement tous ces sujets avec Morghan. Son choix fut vite fait : après tout, la vie du garçon était tellement empêtrée dans le mensonge que s’il ne l’en sortait pas, qui le ferait ? Il était le seul de son entourage qui n’avait rien à perdre s’il lui dévoilait la vérité.
La question qui lui restait à élucider était celle du « quand ? ». Quand allait-il bien pouvoir parler de tout ceci ? Quand allait-il choisir de faire basculer l’univers de Morghan ? Les jours à venir ne semblaient pas un choix très judicieux, mais s’il attendait le bon moment pour se jeter à l’eau, Salvin savait d’expérience que celui-ci ne viendrait jamais spontanément. Ce genre de contextes propices aux révélations ne se mettaient que très rarement en place d’eux-mêmes. Cependant, la licorne ne mesurait que trop bien l’impact que tout ceci risquait d’avoir sur le jeune garçon et elle n’était pas certaine d’être la mieux placer pour décider du meilleur moment. Et si, malgré ses précautions, son choix s’avérait malheureux ?
Il se laissa tomber sur sa couche en songeant que sa chance légendaire avait enfin réussi à le rattraper. Une fois de plus, il se retrouvait à se débattre avec une décision qui aurait un impact important sur la vie de quelqu’un d’autre – alors même qu’il avait pris goût au fait de n’avoir aucune responsabilité…
Il lâcha un soupir frustré. Il n’aurait pas dû apprivoiser cet humain, ni se laisser apprivoiser. Qu’allait-il bien pouvoir faire, à présent ? Fuir une nouvelle fois ? Tandis qu’il considérait l’idée, si simple et tellement tentante, une autre lui vint : il n’était pas obligé de dire quoi que ce soit. Après tout, rien de tout cela ne le concernait directement et, dans la mesure où il n’était pas certain que Morghan puisse encaisser la vérité, il pouvait très bien garder le silence. Il pouvait se contenter d’attendre que le garçon ouvre suffisamment les yeux pour se poser les bonnes questions et, seulement là, y répondre.
Un nouveau soupir lui échappa, exprimant cette fois-ci sa lassitude. Cette solution lui semblait effectivement la moins mauvaise. Il ne mentirait pas activement à Morghan, il ne prendrait pas non plus sur lui des responsabilités qui n’étaient pas les siennes et il respecterait le rythme du garçon. Pourtant, cette décision lui laissait un vague goût d’inachevé dans la bouche.