Célina Alex Lemeunier

Célina Alex Lemeunier

R&L T1 - Chapitre 09

"Le Roi et la Licorne" est une œuvre protégée par les droits d'auteur.

Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.

Reproduction, modification et diffusion interdites sous quelques formes que ce soit.

 


Chapitre 09

Année 1025

 

 

Quelques semaines passèrent sans que Morghan et sa compagnie ne soient de nouveau envoyés en mission. Sur les conseils de Salvin, le jeune prince avait demandé au maître d’arme d’arranger les séances d’entraînement de manière à ce que ceux qui faisaient partie de la compagnie et qui résidaient à temps plein à la capitale puissent s’entraîner ensemble. Par effet de groupe, les chevaliers qui avaient leur résidence principale au loin se mirent à les rejoindre dès qu’ils en avaient l’occasion. Cela signifiait que Morghan voyait sire Gabin bien plus qu’il ne l’aurait souhaité, mais également qu’il apprenait à connaître ses hommes – tant bien que mal, ceci dit, car ils gardaient encore beaucoup de distance avec lui.

 

Ce fut au cours d’une de ces séances d’entraînement que quelqu’un mentionna le retour des cerfs blancs en Gâtine. Cette forêt particulièrement dense, qui couvrait une partie de la région nord-est de la Neustria, était célèbre pour deux choses : ses légendes et ses bandits. Il n’y avait que les gens qui résidaient dans ses alentours et qui en avaient l’habitude pour oser s’y aventurer régulièrement. Partout ailleurs, elle inspirait la crainte.

 

Un de ses contes les plus célèbres était celui qui narrait l’histoire de la grande chasse au cerf blanc qu’un roi des temps anciens aurait mené. Après maints jours de poursuite, alors que même les chiens ne suivaient plus et que les chevaux tombaient d’épuisement l’un après l’autre, le roi avait fini par mettre à jour l’animal. Ses bois étaient presque aussi hauts et larges que le cerf lui-même, et sa robe était si blanche qu’elle semblait briller. Il était tourné en direction des chasseurs, son regard cristallin fixait le roi et rien, dans son attitude, ne disait sa peur. Derrière lui se trouvaient des biches, des faons et deux jeunes cerfs aux bois à peine développés. Alors que les veneurs invitaient à reprendre la chasse, le roi retint ses troupes. Après avoir salué le roi de la forêt, celui des hommes avait fait demi-tour pour rentrer dans son château.

 

Si Morghan doutait de la véracité de ce récit – un cerf aux bois immenses ne pouvait se mouvoir en forêt sans finir empêtré dans les branches et les troncs –, il savait en revanche que les cerfs blancs existaient bel et bien : dans la chambre de sa mère, au-dessus de la cheminée, trônait la tête d’une biche couleur neige que le grand-père de Morghan avait un jour abattue.

 

Cela faisait plusieurs décennies que plus personne n’avait vu ou mentionné la présence des cerfs blancs, aussi l’annonce de leur retour fit du bruit. Leur chasse était réservée uniquement à la famille royale et la rumeur prit de plus en plus d’ampleur, on se demandait si le roi ou le prince mènerait une expédition pour vérifier les on-dits. Cédant aux murmures, Morghan finit par sauter sur l’occasion et organisa une partie de chasse à laquelle tous ceux de sa compagnie furent conviés. Comme il s’y attendait, tous les soldats à cheval, ainsi que les sires Gabin et Gabriel, furent assez enthousiastes. En revanche, les sires Edmond et Léon, ainsi que Salvin, refusèrent de participer. Le premier devait rentrer chez lui aux Ormes. Ses gens s’occupaient de la ville et des autres terres rattachées à sa seigneurie, mais il n’aimait pas rester au loin trop longtemps. Le second avait grandi près de la Gâtine et souvent chassé dans cette forêt. Elle ne l’intéressait plus depuis des années, mais il accompagnerait leur groupe à l’aller pour, ensuite, continuer au-delà de la forêt et rendre visite à certains petits villages appartenant à son père. Salvin, quant à lui, fit remarquer à Morghan qu’il savait trop bien ce que c’était que d’être le gibier et qu’il ne souhaitait imposer cela à aucun autre être vivant innocent. Embarrassé par son propre manque de considération, Morghan s’excusa de lui avoir posé la question et lui assura qu’il ne lui demanderait plus de servir de monture pour une telle activité. La licorne se contenta de sourire, sans répondre.

 

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Morghan monta donc son coursier bai brun, nommé Nox. Il faisait des merveilles à la chasse, mais son seul talent se résumait à courir vite, quitte à foncer tête la première dans les ennuis – dont il s’enfuyait en courant tout aussi vite. Ceci dit, lors de cette partie chasse-ci, l’étalon n’eut pas beaucoup d’occasions de montrer la vitesse de ses jambes. Les deux premiers jours, ils levèrent surtout du petit gibier et ne mirent la main sur rien de plus gros qu’un renard. Le troisième jour, alors qu’ils s’apprêtaient à lever le camp et rentrer au château comme aucune trace de cerf n’avait été trouvée, les veneurs et leurs chiens réussirent à débusquer un sanglier. Sans hésiter, Morghan et ses gens laissèrent là les piquets et les toiles, et se remirent en selle.

 

La poursuite dura quelques heures. Malgré les flèches qui l’avaient atteint et qui s’agitaient comme les piquants d’un porc-épique alors qu’il fuyait, l’animal ne semblait pas vouloir céder. Puis, enfin, il cessa de courir pour faire face aux cavaliers. Les chevaux l’encerclèrent tout en restant à bonne distance, prêts à se dérober au moindre signe de charge. Pendant un instant, on n’entendit plus rien d’autre que les souffles des hommes, des chevaux, des chiens et du sanglier ; tous essayaient de calmer leur respiration en prévision de l’affrontement qui allait suivre.

 

Seul deux hommes démontèrent et se firent remettre de longues lances de chasse. Le premier était Morghan, car c’était son devoir d’hôte. Le second était sire Gabin. La bête, qui soufflait et grognait, les flèches plantées dans sa chair agitées de saccades en même temps que ses flancs palpitaient, les accueillit avec des regards furieux en secouant sa lourde tête. Les grès et les crocs qui saillaient hors de ses babines témoignaient de son âge et assuraient que la bataille serait loin d’être simple. Après avoir tourné deux fois sur lui-même, le sanglier finit par choisir de charger Morghan.

 

Celui-ci connaissait bien les sangliers et autres bêtes féroces. Il avait été jeté dans l’arène pour la première fois l’année où il était devenu l’écuyer de son père. Par la suite, il avait toujours été obligé de démonter pour assister les chevaliers plus expérimentés dans la mise à mort. Courir pour sauver sa peau, il avait très vite su faire – pour cela, il était aussi doué que son cheval.

 

Comme le sanglier l’avait choisi lui, il entreprit donc de distraire l’animal et sire Gabin put porter le premier coup. Il perça le flanc de leur proie derrière les côtes, ce qui lui tira un cri perçant. Le sanglier se tordit et fit volte-face, lui arrachant la lance des mains. Elle pendait à présent avec les flèches, son extrémité traînant dans la terre. L’animal poursuivant désormais sire Gabin, Morghan en profita pour frapper à son tour, mais le sanglier se déroba au dernier moment et il l’atteignit à la nuque – un coup douloureux, mais peu utile. Pendant que le jeune prince servait à nouveau d’appât, sire Gabin se fit donner une autre lance et la planta au-dessus de la première, mais sous un angle beaucoup plus fermé. La pointe s’enfonça derrière les côtés en remontant en direction de la tête et il dut toucher quelques organes vitaux, car après avoir titubé un instant, le sanglier s’effondra, les membres agités de spasmes. Comme sire Gabin avait porté le coup décisif, ce fut à lui de donner le coup de grâce. Le chevalier n’éternisa pas l’agoni de l’animal et le fit passer à trépas d’une main sûre et experte. Par la suite, ils improvisèrent un travois pour le destrier gris pommelé du jeune homme, afin qu’il puisse rapporter l’énorme bête lui-même.

 

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De retour au camp, sire Gabin et Morghan furent largement félicités. Le départ dût être repoussé au lendemain afin de pouvoir prendre le temps de procéder au partage du gibier, et les tentes furent remontées à la hâte. Les différentes parties du sanglier se trouvèrent divisées entre les veneurs, les soldats et les chevaliers. Pour avoir porté le coup fatal, sire Gabin put récupérer les grès et les crocs. Morghan, de son côté, demanda à récupérer une partie de la peau. Il comptait la faire tanner et en tirer un, peut-être deux, canon d’avant-bras. Le reste de la peau alla aux veneurs, qui s’en servaient pour entraîner leurs plus jeunes chiens. Tous ceux qui avaient été présents jusqu’au bout de la traque purent repartir avec une bonne part de viande. Les autres se contentèrent de partager ce qui restait.

 

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Quelques semaines plus tard, sire Gabin offrit une perle taillée dans l’un des grès à Morghan, sire Edmond et sire Léon. Sire Gabriel, qui avait passé ses lances à sire Gabin, eut droit à un petit poignard dont le manche avait été taillé à partir de l’autre grès.

 

Salvin proposa à Morghan d’ajouter la perle au canon d’avant-bras neuf qui avait été tiré du morceau de peau qu’il s’était approprié, et c’est ainsi qu’ils se retrouvèrent sous l’abri de la licorne, assis sur sa couche. Tout en observant Salvin poinçonner le cuir, Morghan se permit d’énoncer à voix haute un fait qui l’avait rendu perplexe : l’attitude de site Gabin a son égard.

 

— Un sanglier tué ensemble, et il semble prêt à devenir mon ami, dit le jeune prince.

 

La licorne finit de faire ses trous, puis elle posa à côté d’elle la grosse aiguille qu’elle avait empruntée à un des palfreniers. Ces derniers se servaient de ces aiguilles plus épaisses que la normale pour réparer les défauts de leurs équipements et de ceux des chevaux dont ils s’occupaient. Cela leur évitait de devoir solliciter le sellier pour tout et n’importe quoi – et de perdre de l’argent pour des détails qu’ils pouvaient régler eux-mêmes. Ensuite, à l’aide d’une aiguille plus petite, la licorne entreprit de faire passer un fil par les trous percés dans le cuir, ainsi que dans celui de la perle, de manière à ce que cette dernière bouge le moins possible. Plus elle serait fixe, moins elle userait le fil et plus elle resterait en place longtemps.

 

Personne n’ayant jamais appris à Morghan à réparer lui-même son équipement, à travailler le cuir et encore moins à coudre, il prêtait une grande attention aux gestes de Salvin. Ce dernier prenait son temps, afin que le jeune prince puisse comprendre ce qu’il faisait sans avoir besoin d’explications en long, en large et en travers. Sur un champ de bataille, ce genre de connaissances lui serait toujours utiles, que ce soit pour raccommoder une selle ou un ami.

 

— Les hommes sont comme cela, commenta le valet. De la sueur, du sang, des armes et les voilà comme frères. Mais concernant sire Gabin, ajouta-t-il, je crois que ce qui lui a fait le plus plaisir, c’est de t’être passé devant.

 

Morghan fronça les sourcils.

 

— Il croit m’avoir battu parce qu’il a tué le sanglier ? Ce n’était pas une compétition ! Le but était seulement de prouver sa valeur en ressortant de l’arène vivant.

— Pour la plupart, affronter du gibier en groupe est une forme de compétition.

— Et après, c’est moi qui suis orgueilleux… marmonna le jeune prince.

— Sire Gabin l’est plus que toi, mais ça ne veut pas dire que tu ne l’es pas ! répliqua Salvin avec un demi-sourire.

— Et c’est toi qui me dis ça ! s’exclama Morghan.

— Justement, je suis le plus humble de nous tous, donc le plus à même de porter un jugement objectif.

 

Morghan fit semblant de s’étouffer et Salvin lui retourna un regard agacé et dédaigneux. Finalement, le jeune prince lui répliqua :

 

— Tu es le pire d’entre nous.

 

Cela fit rire Salvin.

 


 

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02/05/2025
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