Célina Alex Lemeunier

Célina Alex Lemeunier

R&L T1 - Chapitre 01

"Le Roi et la Licorne" est une œuvre protégée par les droits d'auteur.

Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.

Reproduction, modification et diffusion interdites sous quelques formes que ce soit.

 


Chapitre 01

Année 1025

 

Morghan, les bras chargés d’un filet, d’un tapis et d’une selle, se retourna pour fermer maladroitement la porte de l’enclos. Ensuite, il jeta un regard méfiant à la licorne. Elle se tenait debout, devant l’abri qui se trouvait de l’autre côté de la piste, et lui tournait le dos.

 

Cela faisait deux jours que l’animal avait été capturé. Morghan l’avait observée depuis le sommet des murs de l’enclos, attendant l’autorisation de son père pour commencer son dressage. Maintenant que le moment était venu, il ressentait une certaine appréhension.

 

La licorne ne lui servirait pas d’esclave dans le sens commun du terme, mais de monture de guerre. Il avait déjà débourré un cheval, il connaissait les différentes étapes du processus. Ce premier cheval lui servait désormais à la chasse et avait juste assez d’allure pour que son père accepte qu’il l’utilise comme palefroi. Néanmoins, on ne pouvait pas vraiment qualifier la bête fine et nerveuse de destrier. Jamais il n’aurait pu supporter le poids d’une armure de joute et, s’il faisait des merveilles à la chasse, il avait peur du bruit des épées contre les armures et les boucliers. Le roi ne pouvait tolérer que son fils et héritier officiel soit vu plus longtemps sur le dos d’un cheval peureux comme celui-ci.

 

Ainsi, lorsqu’ils avaient entendu la rumeur sur la licorne qui parcourait leurs forêts, Landerich avait promis à son fils qu’il lui en ferait cadeau s’il s’agissait d’un mâle.

 

— Tu parles d’un cadeau, marmonna le jeune homme.

 

Il aurait préféré n’importe quoi d’autre, tant que cette autre chose ne risquait pas de le transformer en brochette avec sa corne. Il était également prêt à parier qu’un seul coup de ce long fouet musclé qui servait de queue à l’équidé serait suffisant pour lui laisser des bleus, voire lui casser quelques côtes.

 

Après avoir pris une inspiration, il rajusta son équipement sur ses bras et s’approcha de la licorne. Une oreille couleur d’encre se tourna paresseusement vers lui et la queue de l’animal balaya brièvement le sol, comme celle d’un chat. D’une voix déterminée, Morghan lança :

 

— Si tu te laisses faire, ça sera beaucoup plus simple pour tous les deux.

 

C’était par cette formule que Landerich commençait traditionnellement le dressage des licornes qu’il capturait. Jusqu’à maintenant, excepté dans le cas des sœurs beaucoup trop dociles, elle n’avait jamais fonctionné. Les juments qu’avaient capturé Landerich s’étaient toutes montrées méprisantes et agressives, jusqu’à ce qu’il parvienne à les briser. Même celles qui avaient des poulains pouvaient être provocatrices et violentes – Landerich refusait d’utiliser les petits comme moyen de pression, non pas par bonté d’âme, mais parce qu’il voulait être sûr d’avoir brisé et soumis la mère. Si celle-ci se mettait à se comporter correctement uniquement parce que son poulain était menacé, elle restait un danger pour l’homme. Il ne fallait pas seulement qu’elle apprenne à bien se comporter, mais que cet enseignement soit ancré en elle.

 

Ceci dit, l’étalon devant lui n’avait pas bronché et semblait plus sur le point de s’endormir que de l’attaquer. À ce stade, la plupart des licornes capturées avaient déjà repris forme humaine et tenté – en vain – d’escalader le haut mur en pierre qui formait l’enclos ou d’en forcer la porte. Cette licorne-ci s’était contentée d’attendre, apparemment insensible au licol et à la corde qui l’attachait à la petite barrière qui longeait la façade de l’abri.

Morghan se rapprocha encore, surveillant la corne et la queue, mais aussi les oreilles et les pattes. Il était prêt à bondir en arrière au moindre frémissement ; la licorne resta de marbre, elle ne le regarda même pas. Seul indice de son attention, son oreille qui suivait sa progression.

 

Doucement, le jeune garçon suspendit le filet à un crochet au mur de l’abri, la selle sur le poteau horizontal prévu à cet effet, puis entreprit de poser le tapis sur le dos de la bête. Elle faisait toujours mine de ne pas l’avoir remarqué. Sans quitter la licorne des yeux, Morghan reprit la selle et la posa par-dessus le tapis. Toujours rien. Lentement, le cœur battant, il tendit les mains pour boucler la sangle. A cet instant, la licorne tourna la tête vers lui, sans brusquerie, et il se trouva soudainement happé par l’étrange regard argenté, presque aussi clair que de la glace. La pupille noire, à peine discernable chez la majorité des équidés, ressortait de manière étrange au milieu de ces yeux gris.

 

Morghan rebondit alors contre le flanc de la licorne, le souffle coupé par le coup de queue qu’il venait de recevoir dans le dos et qui l’avait jeté en avant. Alors qu’il trébuchait dans la poussière, il roula sur lui-même pour s’éloigner et éviter un éventuel coup de sabot. Lorsqu’il se releva, haletant et toussant, il découvrit que la licorne n’avait pas bougé. Elle avait même détourné le regard, comme si elle se contentait d’attendre qu’il ait fini de la seller.

 

Se tenant son flanc douloureux d’une main, le garçon lança un long regard méfiant à l’animal, avant de laisser retomber son bras et de s’approcher à nouveau. Encore une fois, la licorne ne broncha pas. Surveillant sa queue du coin de l’œil, Morghan s’apprêtait boucler à la sangle quand quelque chose attrapa sa chemise et le jeta par terre. Il n’eut que le temps d’esquiver un coup de sabot que la licorne s’écartait de quelques pas et reprenait sa position initiale. Le cœur battant la chamade, Morghan resta assis sur le sol un petit moment, avant de se relever et de faire un nouvel essaie. Cette fois-ci, la licorne manqua de l’écraser dès qu’il eut les sangles de la selle dans les mains.

 

Couvert de poussière, les côtes et le dos douloureux, les mains écorchées, l’ego malmené, Morghan décida que c’était suffisant pour aujourd’hui. Après avoir récupéré le tapis et la selle, il quitta rapidement l’enclos.

 

- - -

 

Ce petit manège continua pendant trois semaines. En trois semaines, il ne fit pas un seul progrès. L’animal était docile la plupart du temps, mais devenait violent dès qu’il faisait mine de lui mettre une selle. Le jeune prince était couvert de bleus et avait plusieurs fois échappé aux sabots de la licorne. Malgré les apparences, Morghan était de plus en plus persuadé que l’équidé se moquait de lui. Aucun coup de sabots n’avait jamais porté et il était certain que ses dents et sa queue auraient pu faire bien plus que de lui laisser des bleus. Si certains coups de tête avaient bien failli l’assommer, aucune attaque n’avait représenté un danger pour sa vie.

 

En trois semaines, il avait donc acquis la conviction qu’il se faisait activement ridiculiser par un cheval et il en avait fait une affaire personnelle. Il avait refusé l’aide des palefreniers, des autres chevaliers plus âgés et celle de son père. Il avait décidé qu’il s’occuperait seul de cette licorne.

 

C’était d’autant plus important pour lui qu’il connaissait les méthodes de son père et ne les approuvait pas vraiment. Landerich était violent et emporté, cette licorne semblait têtue, Morghan ne voulait pas prendre le risque que son père abîme l’étalon ; d’autant plus que, jusqu’à maintenant, la licorne n’avait pas fait montre d’une réelle agressivité et il espérait pouvoir obtenir sa coopération de la même manière dont il avait obtenu celle de son cheval de chasse : en étant plus têtu qu’elle.

 

Pour la deux centièmes fois au moins, le jeune garçon s’approcha de la licorne de bon matin, sa selle et le tapis par-dessus ses avant-bras. L’animal était en train de mâchonner son foin et ne lui prêta aucune attention. Morghan n’était pas dupe : il avait remarqué le frémissement qui agitait le bout de la queue de l’équidé. Après trois semaines de bataille, il reconnaissait désormais ce mouvement comme le signe de son amusement.

 

— Ça serait beaucoup plus simple si tu te laissais faire, grogna le prince.

 

La licorne tourna la tête vers lui et la pencha sur le côté, avant de fermer à demi les yeux en une expression plus humaine qu’équine. Elle le fixa pendant un long moment et il finit par dire :

 

— Quoi ? Qu’est-ce que tu veux ?

 

La licorne releva fièrement la tête et lui lança un regard en coin. Comment un cheval pouvait-il réussir à prendre un air aussi dédaigneux ?

 

Il était en train de considérer l’idée de revenir aux méthodes de son père, quand il fut pris d’un soupçon. Depuis le début, la licorne n’agissait pas comme si elle refusait son autorité, elle n’était pas agressive, plutôt… exigeante. Attendait-elle quelque chose de lui ? S’y prenait-il mal ? Que pouvait-il être en train de rater ?

 

— Tu ne veux quand même pas que je te demande la permission ? s’exclama alors le jeune garçon.

 

Il avait prononcé ces mots avec une expression d’incrédulité exagérée ; il n’y croyait pas lui-même. Les licornes comprenaient le langage humain, certes, mais qu’est-ce qui lui garantissait que celle-ci parlait leur langue ? Si elle l’avait véritablement compris depuis le début et si elle n’était pas contre la coopération, ça aurait été dans son propre intérêt que de mieux se comporter. Non, décidément, il était en train de faire de l’anthropomorphisme, rien de plus.

 

La licorne le regarda à nouveau en face et hocha la tête. Son crin noir et ondulé virevolta dans l’air et l’expression moqueuse du prince fondit aussi vite que la neige au soleil. C’était trop à-propos pour être le fruit du hasard. La licorne le comprenait vraiment… et voulait qu’il lui demande poliment l’autorisation avant de monter sur son dos.

 

— Sérieusement ?!

 

La licorne hocha à nouveau la tête, avec un battement de queue qui pouvait autant traduire son amusement que son intérêt pour ce revirement de situation.

 

— C’est hors de question ! explosa Morghan. Un chevalier ne demande pas l’autorisation à son cheval avant de monter sur son dos ! Et puis quoi encore !

 

La licorne se contenta d’un battement de queue dédaigneux, avant de se remettre à manger. Morghan considéra un moment l’idée de demander de l’aide et d’en finir une bonne fois pour toutes avec cette histoire ; finalement, il jura et quitta l’enclos, claquant la lourde porte en bois derrière lui. Il ignora le regard surprit des gardes qui se trouvaient de chaque côté de l’entrée et prit la direction d’un donjon d’un pas qui trahissait son agacement.

 

- - -

 

Salvin s’amusait peut-être un eu trop, mais devant ce garçon qui se prenait tellement au sérieux, c’était difficile de ne pas céder à l’envie de l’embêter. Il savait que ses meilleures chances de sortir d’ici étaient de faire ce qu’ils attendaient de lui – après avoir un peu bataillé pour donner l’impression qu’il n’était rien de plus qu’un cheval sauvage – mais l’attitude de ce gamin était trop tentante.

 

Il s’était attendu à ce que le roi, qui l’avait capturé de ses propres mains, se charge de lui. Il s’était juré de lui faire vivre un enfer pendant au moins deux bonnes semaines. Après tout, il l’avait traqué comme un animal et Salvin avait été persuadé que le roi comptait le tuer, lorsqu’il s’était retrouvé coincé. La chasse à la licorne avec mise à mort était une mode qui ne disparaissait malheureusement pas. Il avait été imprudent en prenant sa forme animale pour voyager ; ceci dit, la rapidité lui avait plus importé que la sécurité. Il en payait désormais le prix.

 

Enfin, au lieu de s’occuper de la licorne lui-même, le roi avait envoyé son fils. Salvin n’avait rien à reprocher au gamin et son caractère taquin avait pris le dessus sur son bon sens.

 

Quel âge avait ce gosse ? Seize, peut-être dix-sept ans ? Fraîchement fait chevalier et à peine adulte. L’embêter était assez drôle et puis, en attendant, la vie dans l’enclos n’était pas si terrible. Il était nourri, logé et, depuis qu’il avait prouvé sa bonne volonté tant que personne ne tentait de monter sur son dos, les garçons d’écurie s’occupaient aussi de son pelage et de sa crinière. Deux gardes s’étaient mis à jouer aux intéressants en invitant les dames de compagnie de la reine à venir observer « la bête ». La manière dont elles s’extasiaient devant lui était en train de faire gonfler son ego de façon complètement indécente. Passerait-il encore les portes, lorsqu’il se déciderait à s’enfuir ? Il en doutait.

 

Il avait même fini par permettre aux plus braves d’entre elles de le caresser, non sans piaffer de temps à autre, histoire de jouer son rôle d’animal sauvage et de leur tirer des exclamations excitées et admiratives. À une autre époque, il aurait cédé à la tentation de rester quelque temps ici, pour jouer au cheval… et un peu plus. Certaines dames et certains gardes étaient très à son goût. Ceci dit, il ne comptait pas rester suffisamment longtemps pour gagner leur confiance à ce point.

 

Depuis qu’on lui avait passé une corde autour du cou, il avait prévu de s’échapper. Il avait une longue expérience des évasions et était patient, il savait qu’il finirait par réussir. Pourtant, après avoir vu Morghan quitter son enclos d’un pas indigné, il s’était mis à songer qu’il pourrait tenter de faire quelque chose de ce petit prince. Celui-ci croyait dresser une licorne, mais qu’est-ce que cela donnerait si c’était la licorne qui le dressait ?

 

Salvin émit un ronflement amusé. Après tout, il avait le temps. Pourquoi ne pas en profiter un peu pour se mettre à l’aise ? S’il devait supporter ce gamin, autant faire en sorte que ce ne soit pas trop désagréable. Il secoua sa crinière et prit sa décision avec un battement de queue. Ce qui avait commencé par une blague était en train de prendre un tour autrement plus sérieux : fini la rigolade, il était temps d’apprendre les bonnes manières à cet humain.

 


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18/02/2025
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