R&L T1 - Chapitre 06
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Chapitre 06
Année 1025
Les quelques jours qui suivirent cette première mission furent relativement calmes pour Morghan et Salvin. Une patrouille fut dépêchée pour enquêter sur ce qui s’était produit et tenter de retrouver les attaquants, mais le groupe s’était éparpillé dans la forêt. Suivre leurs pistes aurait demandé plus de temps et de moyens que ce que le royaume était en mesure de fournir. Il fut finalement recommandé aux seigneurs et administrateurs des alentours d’ouvrir l’œil et de renforcer la sécurité de leurs routes.
Cette affaire réglée, au moins en apparence, Morghan put reprendre un rythme de vie à peu près normal. Salvin, de son côté, était enchanté de son nouveau travail. Le jeune prince n’était pas quelqu’un de très occupé, il avait donc peu à faire, mais ça lui donnait l’occasion de sortir de son enclos et de côtoyer d’autres êtres humains. Certes, sa liberté était toujours conditionnée par le fait qu’il devait rester aux côtés de Morghan, mais la possibilité de s’éloigner s’il était porteur d’un laissé-passez lui permettait d’avoir une marge de manœuvre appréciable. De plus, au bout de quelques semaines, ses déambulations étaient devenues suffisamment habituelles pour que les gardes cessent de le contrôler aussi systématiquement.
Morghan soupçonnait néanmoins que le relâchement de la garde ne s’expliquait pas que par le fait que Salvin faisait désormais partie du paysage. Les rumeurs allaient de bon train et il se disait, sur le terrain d’entraînement, que certains soldats avaient succombé aux charmes du valet. Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls : les messes basses au sujet de ceux qui auraient été observés en train de flâner aux alentours de l’enclos à des heures suspectes devenaient de plus en plus bruyantes.
Morghan s’était un peu inquiété de la montée en popularité de ces rumeurs, mais elles en restèrent à ce stade : personne ne réussit jamais à prendre la licorne et ses partenaires sur le fait. Après un temps, le jeune homme se mit à se demander combien de ces « on dit » et « il paraît » étaient réellement fondés, puis il cessa de leur accorder son attention.
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Cependant, cette accalmie fut de courte durée. Landerich ne voulait pas que quiconque puisse penser que son fils se cachait après une attaque qui avait – selon ses mots – lamentablement échouée. Il nomma donc Morghan responsable de sa propre compagnie et lui confia sa première mission au cours du mois qui suivit la tentative d’assassinat.
Si Salvin avait froncé les sourcils en apprenant la nouvelle, découvrir la liste des chevaliers qui feraient partie de la compagnie le poussa à demander :
— Ton père a-t-il une raison de t’en vouloir ou est-il juste méchant gratuitement ?
Tous étaient plus âgés que Morghan, mais aussi suffisamment jeunes pour que l’idée de recevoir des ordres de la part d’un chevalier inexpérimenté puisse devenir un problème. Sire Gabin, connut pour son caractère impulsif, faisait partie du lot. La perspective de devoir jouer au supérieur pour ce chevalier aussi fier et têtu que lui, et de pratiquement une décennie son aîné, n’était pas du tout pour réjouir le jeune prince.
En se renseignant un peu, il apprit que les deux chevaliers les plus âgés, sire Edmond et sire Léon, avaient déjà participé aux dernières guerres qui avaient agité le royaume. La première avait eu lieu la même année que la naissance de Morghan ; la seconde avait été déclarée dix ans après. Elles avaient causé énormément de morts dans leurs rangs, surtout la seconde, mais ils en étaient sortis vainqueurs et l’indépendance de la Neustria avait été préservée.
Sur le dernier chevalier du groupe, sire Gabriel, il ne trouva pas beaucoup d’informations. Il était le frère cadet de sire Théobald, qui avait récupéré les titres de seigneur de leur père après la mort de celui-ci lors de la dernière guerre. Sire Gabriel, alors à peine un homme, n’avait pas pu prétendre à l’administration d’un des fiefs. Par la suite, il n’avait pas tenté de réclamer son dû, se contentant de son rang de chevalier. Il était le plus jeune du groupe et semblait le moins problématique de tous.
En plus des chevaliers, leur compagnie était composée d’une cinquantaine de soldats. La moitié, à peu près, possédait un cheval ; les autres étaient à pied. Tous ensemble, ils formaient un ensemble modestement impressionnant et Landerich pourrait les envoyer çà et là à travers le royaume, afin que Morghan puisse le représenter lors de certains évènements ou régler des conflits en son nom.
Quand bien même il semblait évident que ce ne serait pas un travail facile, Morghan ne réalisa vraiment l’ampleur de la responsabilité qui venait de lui tomber dessus qu’une fois qu’il entendit son premier ordre de mission : il devait aller à Chambray, l’un des domaines personnels de son père, pour y rendre la justice. En effet, sire Emile, le fils aîné de l’administrateur de la ville, s’était mis en tête de récupérer son héritage plus tôt qu’il n’aurait dû. Il avait fait empoisonner toute sa famille, sa mère, ses sœurs et ses tantes comprises. Par un miracle quelconque, un de ses frères cadets, le jeune Mathis, avait survécu. C’était lui qui était venu jusqu’à la capitale pour dénoncer les actes barbares de son frère.
Si Mathis avait succombé au poison, si son frère avait réussi à le rattraper et le tuer ou s’il n’avait pas été majeur, le titre d’administrateur de Chambray aurait échoué à sire Emile sans que celui-ci ne soit inquiété. Les assassinats étaient suffisamment courant dans certaines familles pour qu’on ait pris l’habitude d’ignorer le problème et d’éviter de faire des vagues dès qu’on le pouvait. Mais Mathis, à défaut d’avoir eu le temps d’être adoubé chevalier par son père, avait tout juste atteint l’âge d’homme. Les actes de son frère lui donnaient le droit de réclamer le titre de leur défunt père. C’est ce qu’il avait fait et Landerich le lui avait accordé… à condition qu’il parvienne à déloger son frère de Chambray. Afin d’officialiser son soutien, Landerich lui avait offert l’aide de la compagnie de son fils et chargé Morghan de juger et punir sire Emile – enfin, s’ils parvenaient à le capturer. Du reste, les deux jeunes hommes devraient se débrouiller seuls. Le roi ne leur apporterait pas d’aide supplémentaire.
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Après son entretien avec son père, Morghan resta silencieux un long moment. Salvin, qui avait été présent alors que Landerich exposait la mission qu’il confiait à son fils, respecta son silence alors qu’il le suivait à travers les couloirs.
Finalement, le jeune prince prit une inspiration et déclara :
— Retournons dans ma chambre. Je te ferai une note pour que tu puisses aller prévenir les chevaliers. Pendant ce temps, j’irai rendre visite à Mathis, afin de discuter avec lui de ce qu’il compte faire. Ensuite, nous irons tous avertir les soldats de la compagnie.
— Tu ne veux pas avoir un des chevaliers avec toi, lorsque tu rencontreras Mathis ?
Morghan lança un petit regard à son valet. Tous les chevaliers de sa compagnie étaient plus âgés et expérimentés que lui ; il hésitait à les laisser s’immiscer aussi tôt dans cette mission – leur première mission. Il craignait que l’un d’eux en profite pour saper son autorité.
Ceci dit, il comprenait pourquoi Salvin lui posait cette question : deux jeunes gens inexpérimentés, à peine des hommes, ensemble pour gérer une situation pareille ? L’idée ne semblait pas particulièrement lumineuse. Mais il pourrait toujours impliquer ses hommes plus tard, lorsqu’il serait seul avec eux, sans public extérieur à leur compagnie.
— Non, je préfère d’abord me faire une idée de tout ceci par moi-même.
— D’accord, dit Salvin avec un petit sourire amusé, comme s’il avait deviné que sa déclaration n’était qu’une excuse.
Comme prévu, les deux hommes se rendirent à la chambre du prince. Par la suite, alors que Salvin partait à la recherche des chevaliers, Morghan descendit à l’étage des invités. Il demanda au garde en faction dans le couloir quelle chambre était celle de Mathis, puis toqua au panneau de bois.
— Votre Altesse ! s’exclama Mathis, lorsqu’il ouvrit la porte. Je ne vous attendais pas si tôt. Entrez donc !
Le jeune homme était un tout petit peu plus grand que Morghan. Ses cheveux blonds cendré étaient noués en un catogan quelque peu emmêlé et ses yeux bleus étaient soulignés de cernes. Même sans le connaître, l’épuisement se voyait clairement sur son visage.
Après lui avoir présenté ses condoléances pour la mort de sa famille, Morghan dit :
— Je suis venu aussitôt que mon père m’a appris qu’il m’avait désigné pour vous aider à reconquérir Chambray.
Mathis eut un sourire quelque peu amer, qui tordait étrangement son visage si jeune.
— Sans vouloir offenser votre Altesse, je crains que votre compagnie ne suffise pas. La garde personnelle de notre famille compte près d’une centaine de soldats et, si je ne sais pas combien d’entre eux ont déjà juré fidélité à mon frère, je ne me permettrais pas d’être trop optimiste.
Pris de court par la nouvelle, Morghan resta muet. Son père ne pouvait pas ignorer les effectifs des troupes que possédait Chambray, n’est-ce pas ? Alors à quoi Landerich avait-il bien pu penser ?
— C’est pour cette raison, continua Mathis d’un ton prudent, que j’ai pris la liberté d’envoyer sur-le-champ un messager à sire Acelin de Montbazon. Mon père et lui étaient amis depuis la dernière guerre, j’ai dans l’idée qu’il acceptera de me soutenir face à mon traître de frère. J’espère que cela ne vous dérange pas, monsieur.
— Pas le moins du monde, vous avez bien fait, répondit Morghan en essayant de masquer son soulagement. C’est une très bonne initiative, surtout si nous voulons pouvoir partir vite et éviter que votre frère n’ait trop de temps pour se préparer.
— C’est ce que je me suis dit, monsieur.
— Il faut encore que je termine de faire prévenir mes hommes, mais je pense que nous pourront être prêt à partir après-demain au plus tard. Cela ira pour vous ?
Morghan avait lancé une estimation au hasard. Il n’avait aucune idée de combien de temps il faudrait à une cinquantaine d’hommes, dont la moitié environs se trouvaient à cheval, pour être prêt à partir en voyage et, potentiellement, à livrer bataille. Il espérait très fort ne pas se tromper et être obligé de revenir sur sa déclaration plus tard.
— Il le faudra bien, merci votre Altesse.
Mathis avait beau avoir l’air exténué, une flamme que rien ne semblait pouvoir éteindre brillait dans son regard. S’il avait été un peu plus expérimenté, Morghan s’en serait inquiété et aurait retardé leur départ d’un jour ou deux de plus, afin que le jeune homme puisse se reposer, se calmer et ne s’engage pas dans cette entreprise avec une impulsivité qui pourrait le pousser à la faute ; cela leur aurait également permis de rassembler plus d’alliés. Mais, à peine plus âgé que Mathis et sans aucune expérience dans la gestion d’hommes d’armes, il se contenta de déclarer :
— Nous partirons dès que nous serons prêts. N’hésitez pas à venir me voir si une autre idée vous vient. Je ferai de même de mon côté. En attendant, je vous laisse vous reposer.
L’autre garçon le salua et Morghan put enfin quitter ses appartements. Sitôt la porte refermée derrière lui, le soulagement s’abattit sur ses épaules. Il avait détesté chaque seconde passée dans cette pièce.
Depuis que Salvin avait mis en lumière la manière dont les hommes de son père l’avaient ridiculisé ces dernières années, il était taraudé par l’idée que ses interlocuteurs devaient le concevoir comme un idiot sur la simple base de sa réputation. Aujourd’hui, c’était la première fois que ses impressions confirmaient cette pensée de manière aussi viscérale.
Si Mathis n’avait pas eu l’idée de demander son aide à sire Acelin, Morghan n’aurait eu aucune solution à lui apporter. Ils se seraient contentés d’aller à Chambray et d’espérer rallier à eux suffisamment de soldats pour avoir une chance de l’emporter. Ça aurait été faire preuve d’un optimiste qui confinait à la bêtise, mais qu’auraient-ils pu faire de plus ? Morghan n’en avait alors aucune idée.
Remontant le couloir en direction de l’escalier, il songea qu’il aurait dû suivre la suggestion de Salvin. En se méfiant de ses chevaliers, il s’était mis tout seul dans une situation délicate, presque ridicule.
Alors qu’il s’apprêtait à rejoindre les chevaliers que Salvin avait rassemblé dans le bureau de fortune qu’était sa chambre, ses pensées se tournèrent rapidement vers un déluge de questions : pourquoi le roi n’envoyait-il qu’une seule compagnie ? Pourquoi envoyait-il son fils, inexpérimenté ? Pourquoi avait-il choisi cet évènement comme première mission ? Quelques mois plus tôt, Morghan aurait songé que son père devait avoir suffisamment confiance en ses capacités et croyait assez en son talent pour lui présenter ce pari insensé. Aujourd’hui… Landerich l’envoyait au casse-pipe, c’était évident. Était-ce une punition pour avoir forcé le changement de poste de Salvin ? C’était probable, mais tout de même quelque peu extrême. Avait-il fait autre chose pour énerver son père ? Il n’en avait pas la moindre idée.
Il secoua la tête et décida de laisser ces questions de côté pour le moment. Il avait plus urgent à gérer que comprendre les leçons obscures que tentait de lui enseigner le roi de la Neustria. D’ailleurs, s’il s’en sortait, il pouvait retourner cette tentative de punition contre son père, en se couvrant d’honneur !
Et alors, les autres hommes verraient bien s’il était un idiot.
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Une fois que tout le monde fut prévenu et rassemblé, il s’avéra que Morghan avait correctement estimé le temps nécessaire à leurs préparatifs. Durant le jour et demi qui furent dédiés à ces activités, il découvrit tous les petits détails qui venaient avec le fait de faire voyager une cinquantaine de personnes rapidement d’un endroit à un autre, et les autres qui accompagnaient les préparatifs d’un siège.
S’il fut tout d’abord méfiant quand sire Edmond se mit à le guider à l’aide de questions en apparence innocentes, il comprit finalement que l’aîné de ses chevaliers n’avait aucune arrière-pensée. Il souhaitait simplement que les choses soient en ordre et que leur sécurité ne soit pas compromise par une erreur qui aurait pu être évitée.
Morghan caressa un instant l’idée de nommer sire Edmond officiellement en charge de l’organisation du départ, mais il renonça dans la même seconde : il avait de sérieuses lacunes à combler et ce n’était pas en refusant de constater son manque d’expérience qu’il allait s’améliorer. Ainsi, même si son ego prenait un coup à chaque nouvelle question qui lui était posée, il serra bravement les dents et fit de son mieux, préférant passer pour un idiot une fois afin d’apprendre, que de rester ignorant pour toujours. L’aide habile de sire Edmond, bientôt imité par sire Léon, lui permit d’arriver à bout de cette corvée sans se couvrir de ridicule.
Cela dit, il avait remarqué la manière dont les sires Gabin et Gabriel s’étaient tenus en retrait. Les deux chevaliers s’étaient contentés de l’observer et d’obéir sans un mot, mais sans faire plus d’effort que ce qui leur était demandé. Le plus âgé des deux, sire Gabin, n’avait pas vraiment l’air enchanté de se trouver là et n’avait cessé de glisser des commentaires à son comparse, l’air narquois. Morghan craignait qu’il ne finisse par lui poser quelques problèmes.
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Quand la compagnie fut presque prête, Morghan alla lui-même prévenir Mathis. Le jeune homme semblait désormais plus nerveux qu’épuisé, mais il n’avait pas l’air particulièrement reposé non plus. En découvrant l’héritier au titre d’administrateur de Chambray, Morghan ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à sire Edmond et sire Léon. Cette fois-ci, il leur avait demandé de l’accompagner et il se demandait comment ils réagiraient en découvrant Mathis. Ni l’un ni l’autre ne broncha, mais cela ne rassura pas Morghan pour autant. Il avait parfaitement conscience de l’air qu’ils avaient : deux gamins inexpérimentés, dont l’un n’était même pas adoubé, qui allaient reconquérir un petit château avec une cinquantaine d’hommes.
Malgré ses craintes, leurs aînés furent parfaitement professionnels. En apprenant que le messager de Mathis n’était pas encore revenu, sire Edmond suggéra d’envoyer des éclaireurs au-devant d’eux, afin qu’ils rattrapent le messager et, éventuellement, les troupes de sire Acelin. De cette manière, ils pourraient partir tout de suite et le reste de leur groupe pourrait les retrouver à Chambray. Aussitôt, deux soldats qui avaient les coursiers les plus rapides furent dépêchés. Un peu plus tard, après une dernière vérification, la compagnie de Morghan quitta la ville de Tours.
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La route vers Chambray ne leur prit que quelques heures. Ils furent rejoints à mi-chemin par les éclaireurs envoyés à Montbazon, accompagné par le messager de Mathis, puis par la compagnie offerte par sire Acelin. Le seigneur de Montbazon ne s’était pas déplacé en personne, mais il leur avait envoyé un de ses chevaliers vétérans, sire Gédéon. L’homme était âgé d’une cinquantaine d’années et des mèches argentées striaient sa chevelure noire. Il était un peu plus petit que Morghan, quoique plus grand que Salvin. Sa carrure et sa musculature n’avait rien à envier aux chevaliers plus jeunes que lui et il émanait de sa personne une impression de solidité et d’efficacité.
Il salua Morghan, puis Mathis, et adressa un signe à sire Edmond, qui le lui rendit sans hésitation.
— Je suis accompagné par une dizaine d’hommes à cheval et vingt à pied, dit ensuite le chevalier de sire Acelin, lorsque Morghan le lui demanda.
— Cela nous fait donc une trentaine de cavaliers et presque cinquante soldats, commenta Mathis. Si nous arrivons à rallier quelques-uns des hommes de Chambray à notre camp, nous devrions pouvoir forcer mon frère à capituler.
— Comptez-vous assiéger la ville ? demanda sire Gédéon.
— Nous n’en avons pas encore discuté en détails, fit Morghan, mais c’est une option.
Sire Edmond intervint alors :
— Si votre Altesse me le permet…
Comme Morghan hochait la tête, il continua :
— Sire Emile est un lâche, mais un lâche qui souhaite vivre. Au lieu de s’acharner à poursuivre son frère sans certitude de parvenir à le rattraper, il l’a laissé filer. Il y a fort à parier que, dès l’instant où vous lui avez échappé, Mathis, votre frère s’est mis à préparer Chambray en vue d’un siège. Avec un nombre d’hommes pratiquement égal, nous n’avons aucune chance de sortir vainqueur d’un tel affrontement.
Sire Gédéon approuva d’un mouvement de tête et déclara :
— Il nous faudra l’atteindre par la ruse. Je me présenterai à Chambray seul, avec quelques-uns de mes hommes, en lui faisant croire qu’il s’agit d’un acte de soutien venant de sire Acelin. Il devrait m’ouvrir les portes sans trop de mal et nous le cueillerons à ce moment-là.
Morghan fronça les sourcils, soudainement perplexe et peu heureux que sire Gédéon prenne le commandement sans le consulter. Cependant, comme il n’avait pas d’autre idée et qu’aucun des chevaliers présents ne semblait relever la bizarrerie du plan de leur aîné, il n’osa rien dire.
Tout de même… Pourquoi un traître à son sang, meurtrier de sa propre famille, devrait-il croire au soutien spontané du seigneur voisin ? Sire Acelin et sire Emile avaient-ils un passé commun ? Il n’en avait aucune idée. Dans la mesure où il aurait justement dû être un peu plus au fait des relations entre les seigneurs du territoire dont il hériterait un jour, il fit de son mieux pour masquer son malaise et finit par approuver le plan de sire Gédéon.
Morghan fut soulagé lorsqu’ils reprirent la route et cessèrent de palabrer ; malgré tout, le nœud d’angoisse qui s’était noué dans sa poitrine ne disparut pas. Il faisait bonne figure, mais il avait de plus en plus la sensation que quelque chose ne tournait pas rond. Il avait l’impression qu’une ombre s’étendait progressivement au-dessus de ses troupes, qu’une menace mortelle rôdait dans les bois qui les entouraient, comme un monstre aux longs crocs qui attendait de pouvoir jaillir des buissons en grondant, prêt à les égorger…
Il sursauta brusquement quand la queue de Salvin vint fouetter sa jambe gauche, puis la droite. La licorne n’avait pas mis de force et son geste était aussi nonchalant que celui d’un cheval chassant une mouche, mais Morghan n’en fut pas moins surpris. Après une inspiration pour calmer les battements de son cœur, il réalisa qu’il avait une main bien trop crispée sur la crinière de sa monture et que son corps tout entier s’était raidi. S’il avait été sur son cheval de chasse, celui-ci aurait aussitôt réagi à son état d’alerte en se préparant à bondir au moindre mouvement. Salvin, lui, s’était contenté d’attirer discrètement son attention pour le rappeler à l’ordre. Le jeune prince tapota l’épaule de la licorne pour la remercier, puis souffla doucement en relâchant sa posture.
Une fois un peu plus calme, il s’interrogea sur son brusque accès de panique. Que lui était-il arrivé ? Ça ne pouvait pas être uniquement à cause de la peur de ne pas être pris au sérieux, si ? Après tout, il en avait désormais l’habitude. Ceci dit, pourquoi avait-il laissé sire Gédéon prendre ainsi les rênes de leur mission, sans même lui demander la raison qui justifiait son plan si étrange ? Il aurait dû lui poser la question.
Il finit par balayer ces interrogations d’un soupir agacé adressé à sa propre personne. Il était trop tard pour faire marche arrière. Il devait désormais rattraper sa bêtise et tout ce qu’il pouvait faire dans ce sens, c’était combler ses lacunes concernant les bases implicites sur lesquelles reposait le plan de sire Gédéon. Aussi, après un petit instant d’hésitation, il finit par rassembler son courage et demanda à Salvin de ralentir afin que sire Edmond arrive à leur hauteur. Après avoir vérifié qu’il n’y avait ni Mathis, ni Gédéon, ni aucun autre chevalier à portée d’oreilles, il demanda :
— Sire Edmond, connaissez-vous le lien entre sire Acelin et sire Emile ?
Il s’attendait presque à ce que le chevalier le prenne de haut, voire le toise, mais il secoua simplement la tête.
— Je n’ai connaissance d’aucun lien direct entre les deux, votre Altesse. En revanche, sire Acelin est connu pour ne pas trop apprécier Landerich. Qu’il envoie une compagnie soutenir un coup d’éclat et mettre quelques bâtons dans les roues d’un éventuel envoyé officiel du roi serait surprenant de sa part, mais pas complètement improbable.
Morghan ne s’attendait pas à cette explication. Il détourna le regard, le portant loin devant lui, le temps d’assimiler ces informations. Ensuite, il demanda :
— Pensez-vous que le plan de sire Gédéon a une chance d’aboutir ?
— Si votre Altesse m’autorise à être honnête…
— Vous pouvez, sire.
— Je pense que c’est le seul plan qui nous évitera un bain de sang, monsieur. C’est encore plus vrai si tout le monde pense que sire Gédéon est aux commandes de cette expédition et que personne n’entend parler de votre présence.
Devant le regard surpris, presque choqué et outré, de Morghan, le chevalier ajouta :
— Pardonnez ma franchise, monsieur, mais les rumeurs qui circulent sur cette partie du territoire au sujet de votre famille ne sont pas tendres. Les gens de cet endroit ne vous aiment pas. Je ne connais pas précisément les raisons de cette animosité, mais les choses se passeront sûrement mieux si la population ne décide pas de protéger sire Emile uniquement pour chasser le fils du roi de leur ville.
Morghan resta une nouvelle fois muet. Il était bien placé pour savoir que son père était un souverain dur, mais qu’il soit détesté au point que la présence de son fils puisse mettre en péril leur mission ? C’était un niveau d’animosité assez inquiétant.
Finalement, il remercia sire Edmond d’une voix qu’il espérait neutre et fit signe à Salvin de reprendre leur place dans la file. Pendant que la licorne allongeait le pas, il déglutit pour dénouer la boule qui s’était formée au milieu de sa gorge et il tenta de repousser le sentiment d’injustice qui lui tordait à présent les entrailles. Il n’était pas son père, pourtant voilà que leurs gens l’assimilaient à lui et qu’il se voyait retiré la chance de faire ses preuves lors de cette mission – sa première mission ! Qu’est-ce que sa compagnie, majoritairement composée de soldats et de chevaliers expérimentés, allait-elle pensée de lui s’il laissait sire Gédéon en charge de tout ?
Il avait l’impression d’être relégué de force au rang de petit garçon, d’élément gênant qui venait compliquer la tâche de tout le monde, mais dont ils ne pouvaient pas se débarrasser. Pourquoi avait-il accepté ces responsabilités ? Il aurait dû protester, lorsque son père les lui avait imposées. Il n’était clairement pas prêt, en plus de ne pas être le bienvenu.
La tête blanche aux naseaux gris sombre du cheval de sire Edmond apparut alors près de son coude. Le chevalier garda sa monture une demie foulée en retrait par rapport à Salvin, mais il était assez près pour que Morghan puisse l’entendre lorsqu’il lui dit :
— Vous n’imaginiez pas notre première sortie ainsi, n’est-ce pas ?
— Non, en effet.
Sire Edmond lui sourit avec gentillesse.
— J’imagine que vous comptiez sur cette mission pour changer l’opinion que certains ont de vous. Si cela peut vous réconforter, il est rassurant pour des soldats de voir que leur capitaine sait se reposer sur des conseillers plus expérimentés que lui.
Le sentiment de honte et la colère de Morghan s’allégèrent un peu. Il inspira, expira, puis osa demander :
— Sire Edmond, savez-vous quelle est l’opinion de nos hommes à mon sujet ? Soyez franc, je vous prie.
Quand bien même il ne le voyait que de côté, le léger air surpris du chevalier n’échappa pas à Morghan. Après un instant de réflexion, son aîné répondit :
— Les avis à votre sujet ont changé, ces derniers mois. Nos gens ne vous considèrent plus autant comme… pardonnez cette expression, mais vous m’avez demandé d’être franc et ce sont ces termes que certains utilisent. Ils ne vous considèrent plus autant comme un enfant stupide ou un bouffon divertissant.
Sire Edmond s’interrompit, comme pour jauger sa réaction. Morghan savait bien que les autres n’avaient pas une représentation de sa personne très flatteuse, mais se l’entendre confirmer lui fit plus mal que ce qu’il avait anticipé. Il hocha néanmoins la tête, invitant le chevalier à poursuivre.
— Aujourd’hui, ceux qui ont pu vous côtoyer vous voient encore comme un enfant, mais ils vous respectent beaucoup plus. Comme vous vous en doutez sûrement, ils attendent de voir jusqu’où vous avez changé.
Après une pause, sire Edmond ajouta :
— Si vous voulez mon avis, ceux qui vous considèrent stupide sont les véritables idiots. Un enfant stupide et suffisant n’aurait pas eu l’humilité de demander mon avis, ni la sagesse de l’écouter jusqu’au bout.
Ces dernières paroles surprirent autant Morghan que ce qu’elles le touchèrent et le rassurèrent. Pris de court par l’émotion, il bredouilla un remerciement à sire Edmond. Se contentant d’un sourire, le chevalier reprit sa place dans la procession et laissa son cadet méditer ses paroles.
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Ils décidèrent de s’arrêter et de monter un camp sommaire dans la forêt à quelques distances de Chambray. Comme ils étaient proches de la route et que le but était de faire croire que leur groupe était composé uniquement des troupes de sire Acelin, les armoiries du roi furent masquées et Salvin fut prié de garer sa forme humaine tant qu’ils n’auraient pas repris la route. Il y avait peu de chance pour qu’un éventuel passant reconnaisse Morghan, mais Mathis dut revêtir cape et capuche afin de se dissimuler aux regards.
Alors qu’ils discutaient pour mettre au point les derniers détails de leur plan, Morghan se demanda s’il faisait bien de faire confiance à sire Gédéon. Le risque que le chevalier retourne sa cape existait – après tout, sire Edmond avait bien dit que sire Acelin ne portait pas Landerich dans son coeur. Morghan ne se détendit vraiment que lorsque sire Gédéon demanda aux sires Edmond, Léon, Gabriel et Gabin s’ils avaient déjà croisé la route de sire Emile. Le plus âgé des quatre répondit par l’affirmative, aussi seuls les trois autres se virent proposer d’accompagner sire Gédéon jusqu’à Chambray. Le chevalier vétéran choisit ensuite vingt-cinq cavaliers et autant d’hommes à pied pour compléter son groupe. Ainsi, la moitié de la compagnie formée était composée d’hommes sous les ordres de Morghan.
La question concernant l’ajout de Mathis à cette expédition fut l’objet d’un débat quelque peu animé. Sire Gédéon craignait que la présence du jeune homme n’encourage son frère à se conduire en imbécile. A cela, Mathis opposait l’argument que sans lui, il serait impossible à sire Gédéon de rallier les soldats de Chambray à sa cause. Ce fut finalement à Morghan de trancher et il se rangea de l’avis de Mathis. Néanmoins, il fit promettre au futur administrateur de faire profil bas et de ne se dévoiler que si la situation l’exigeait.
Ce plan signifiait évidemment que Morghan ne ferait pas partit du groupe. Il devrait se tenir en retrait avec le reste de leurs troupes et ne les rejoindre qu’au son du cor de sire Gédéon : un coup si la situation leur avait échappé, deux coups s’ils avaient pu maîtriser sire Emile. Morghan avait beau savoir qu’il fallait bien que l’un d’entre eux reste au camp, il n’appréciait pas être désigné pour cette tâche. Alors qu’il ruminait brièvement cette pensée, il croisa le regard de sire Edmond. Le chevalier restait également en arrière et son calme rappela à Morghan les paroles qu’il lui avait adressées, un peu plus tôt. Le jeune prince se força donc à se détendre et à lâcher prise sur son envie d’accompagner les autres.
Certes, sa position n’était pas la plus glorieuse, mais il n’allait pas prouver être digne de commander sa propre compagnie en insistant comme un enfant capricieux réclamant un nouveau jouet.
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Lorsque la discussion toucha à sa fin, ceux qui restaient en réserve se réunirent pour souhaiter bonne chance à ceux qui rejoignaient Chambray. Morghan les regarda disparaître entre les arbres, puis releva les yeux vers les toits des maisons les plus hautes de la ville, qui s’entre-apercevaient par-dessus la cime des arbres. Un étrange sentiment venait de naître dans sa poitrine. Il réalisait pour la première fois qu’il était bel et bien en mission, que le danger les guettait et qu’il voyait peut-être certains de ces hommes en vie pour la dernière fois. Ils allaient s’infiltrer dans la ville de leur ennemi et cette entreprise risquait de mal tourner. Lui-même pourrait être obligé de mener l’assaut pour sauver ceux qui pouvaient encore l’être. C’était une réalité effrayante.
Alors qu’il se détournait pour revenir au camp, il croisa le regard de Mervin, le page de sire Léon. L’enfant de huit ans était trop jeune pour avoir eu le droit d’accompagner son mentor, et ses grands yeux noirs reflétaient son inquiétude pour le chevalier. Morghan lui adressa un sourire qu’il espérait rassurant, avant que Mervin ne soit appelé par sire Edmond, afin de l’aider à s’occuper de son cheval.
Morghan rejoignit Salvin en songeant à quel point il avait été peu préparé à ce genre de choses. Contrairement à Mervin, qui accompagnait sire Léon de partout depuis qu’il avait l’âge d’être page, il n’avait jamais accompagné son père dans ses déplacements les plus sérieux. Dès qu’une situation avait présenté un risque quelconque, il avait été laissé au château. De ce manque de préparation venait son impression d’étrangeté devant le contexte présent. Tout ceci avait toujours été des histoires que se racontaient les soldats et les chevaliers devant la cheminée, ça n’avait jamais été quelque chose de concret pour lui. Voilà qu’à l’âge de seize ans, il se retrouvait soudainement le nez dans ce qui était censé n’être que des contes et qui, pourtant, était une réalité des plus solides.
— Tout va bien ? lui demanda Salvin.
Morghan haussa les épaules.
— Je crois que je viens de réaliser que ça y est, nous sommes bel et bien en mission.
— Tu as peur ?
Après un instant d’hésitation, le jeune prince hocha la tête.
— Bien, sourit Salvin. Le plus grand danger qui te guette, dans des affrontements de ce genre, c’est d’être trop confiant. Tant que tu n’es pas terrifié au point de te figer sur place, ta peur te gardera en vie.
— Tu as peur, toi aussi ?
— Oui.
Curieusement, cette réponse réconforta Morghan. C’était comme si Salvin, par son honnêteté, venait de l’autoriser à ressentir cette émotion. Ainsi, il pouvait désormais la considérer pour ce qu’elle était : le signe qu’ils étaient dans une situation délicate, ni plus ni moins.
— Nous n’avons plus qu’à attendre, soupira Morghan.
Salvin hocha la tête, mais n’ajouta rien. Petit à petit, alors que les hommes arrivaient au bout de leurs différentes tâches et se tenaient prêt à partir, le silence se déploya sur le camp. Vint le moment où les seuls sons qui troublaient l’air provenaient de la forêt et des chevaux.
Après ce qui leur sembla être des heures, le cor de sire Gédéon sonna enfin.
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