R&L T1 - Chapitre 02
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Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.
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Chapitre 02
Année 1025
Morghan mit plusieurs heures avant de prendre sa décision. Parler à une licorne, cela pouvait être acceptable, mais lui demander poliment l’autorisation avant de monter sur son dos ? S’il l’apprenait, son père serait particulièrement furieux – peut-être même qu’il lui reprendrait son statut d’héritier légitime.
Le jeune prince n’était pas certain que le roi ait, un jour, pris le temps de discuter réellement avec une seule de ses licornes. Après tout, c’était des animaux qui usurpaient l’allure des humains pour les berner. Leur langue ne pouvait que délivrer des mensonges, afin d’égarer les hommes sur des chemins toujours plus obscurs. Ce n’était pas pour rien que Landerich disait qu’elles devaient impérativement garder leur forme de cheval tout au long de leur dressage : elles mentaient si bien qu’elles se leurraient également elles-mêmes et oubliaient qu’elles n’étaient pas l’égal de l’homme. Le dressage avait pour but de leur rappeler leur infériorité.
Cette période était tellement délicate et périlleuse que Landerich refusait que quiconque y assiste. Ainsi, Morghan ne connaissait les méthodes de son père qu’à travers ce que celui-ci en disait. À un tel stade, il savait que Landerich aurait sorti le fouet ; c’était une chose que le jeune garçon n’arrivait pas à se résoudre à faire. Avec un cheval normal, Morghan aurait dû demander de l’aide pour coincer l’animal, lui grimper sur le dos et batailler contre lui jusqu’à ce qu’il se soumette. Ensuite, il aurait pu reprendre les bases en douceur. Mais voilà : la licorne ne souhaitait pas de bataille, elle demandait juste qu’il soit respectueux et poli. Ça n’était encore jamais arrivé, ni avec une licorne ni avec un cheval.
Finalement, avec l’impression qu’il était sur le point de se ridiculiser, il redescendit dans l’enclos et se saisit de sa selle et son tapis. Alors qu’il s’approchait de l’étalon, il vit sa queue s’agiter mollement, comme un avertissement. Il s’arrêta, prit une inspiration, serra brièvement les dents, puis lâcha :
— Je peux ?
En guise de réponse, il eut droit à un coup d’œil qui semblait lui dire « tu peux faire mieux que ça ». Il leva ses propres yeux au ciel, avant de grogner :
— S’il te plaît ?
Les mots lui avaient écorché la bouche. L’équidé dut le sentir, car il émit un ronflement amusé, mais lui présenta néanmoins sagement son dos. Morghan posa le tapis et la selle avec précaution, prêt à bondir en arrière, mais la licorne ne broncha pas. Il glissa une main sous le tapis pour vérifier qu’il n’y avait aucun débris qui risquait de blesser la licorne, puis il attacha la selle et régla les étriers. Son futur destrier ne réagissait toujours pas. Par la suite, il hésita : il était censé laisser l’équipement en place pour qu’elle s’y habitue, mais depuis le début, la licorne ne semblait pas dérangée le moins du monde par tout cela. De plus, c’était un animal intelligent. Pouvait-il se permettre de brûler les étapes ?
Après un petit haussement d’épaules, il alla récupérer le filet et les rênes, pour remplacer le licol qui avait été laissé à la licorne. Alors qu’il s’approchait avec l’équipement, il vit les oreilles de l’animal basculer en arrière.
— Mais comment suis-je censé te guider si… Oh.
Évidemment, si cela s’avérait nécessaire, il pouvait lui donner ses instructions à voix haute ! La licorne émit un nouveau ronflement amusé en constatant son expression. Parfait, maintenant son cheval se permettait de se moquer de lui et le prenait clairement pour un idiot.
— Tu ne vas pas m’envoyer dans la poussière et tenter de me tuer ?
La licorne secoua sa crinière de droite à gauche avec l’air de trouver sa question très drôle, mais Morghan était méfiant : si elle mentait ? Les licornes étaient fourbes, celle-ci aurait pu jouer la carte de la docilité pour mieux s’en prendre à lui par la suite… Ceci dit, réalisa Morghan, une fois sur son dos, cela n’aurait plus d’importance. L’affrontement pourrait enfin commencer, il pourrait lui prouver qui était le plus têtu, déterminé et endurant des deux ; qui était l’être supérieur et qui était l’animal soumit.
Il prit une inspiration, rassembla son courage et monta enfin en selle. La licorne ne broncha pas, aussi il remua un peu pour trouver une meilleure assiette et pressa ses flancs de ses talons.
Ce ne fut que lorsque les oreilles de la bête basculèrent en arrière qu’il comprit qu’il venait de faire une erreur. La seconde d’après, la licorne se cabrait à un angle qui aurait été impossible à tenir pour un cheval n’ayant pas une queue aussi longue que la sienne. Il vida les étriers, bascula par-dessus le troussequin de la selle, culbuta au-dessus de la croupe de l’animal, pour finalement s’étaler dans la poussière. Morghan roula aussitôt sur lui-même pour s’éloigner de la licorne, persuadé qu’elle allait revenir à la charge. Elle se contenta de rebondir élégamment sur ses jambes et de lui envoyer un regard dédaigneux, accompagné d’un souffle agacé.
Le prince se releva tant bien que mal, toussant comme un perdu lorsque les débris qu’il avait respirés se rappelèrent à lui. Une fois son aplomb et son souffle retrouvés, il épousseta ses vêtements, heureux d’avoir enfilé son équipement de protection. Lorsqu’il eut repris contenance, il se rapprocha de la licorne et fit mine de remonter en selle – ce qu’il aurait fait avec n’importe quel cheval. Le regard dur et l’air assassin qui l’accueillirent le clouèrent sur place.
— Quoi ? Je ne vais quand même pas te demander l’autorisation à chaque fois, si ?
Il n’eut droit qu’à un battement de queue pour toute réponse et lâcha un soupir frustré. Après avoir grommelé dans sa barbe encore inexistante, il finit par lâcher :
— Est-ce que je peux faire un nouvel essai ? S’il te plaît ?
Malgré ses efforts, il ne parvint pas à masquer son agacement et son impatience. La licorne secoua négativement la tête.
— Pourquoi ?!
Nouveau regard sérieux, qui lui fit froncer les sourcils et tempérer son emportement. Après un bref instant de réflexion, il déclara :
— J’ai compris, hein, je ne recommencerai pas. Tu comprends la parole, je n’ai pas à te traiter comme un cheval stupide.
La licorne lui répondit par un mouvement de nez qui semblait lui dire « tu es sur la bonne voie, continue ». Il fallut un petit moment avant que la lumière ne se fît dans l’esprit du jeune prince : c’était un animal intelligent et fier. La licorne attendait des excuses.
Des excuses.
— Je ne vais quand même pas demander le pardon d’un cheval !
Posément, la licorne étira son cou et entreprit de défaire la boucle de la selle avec ses lèvres et ses dents. Ce n’était pas une mince affaire, mais elle finit par n’avoir plus qu’à s’ébrouer pour se débarrasser de l’équipement. Ensuite, elle retourna à son foin.
Rouge de colère, écrasé par le sentiment d’avoir été humilié, Morghan quitta l’enclos d’un pas furieux. Ce fut l’un des gardes qui se chargea de récupérer la selle et le tapis abandonnés au sol.
- - -
Morghan revint une nouvelle fois en fin d’après-midi, mais la licorne refusa de se laisser approcher. Le même manège recommença le lendemain. Le soir-même, le jeune prince dîna avec ses parents et dût raconter comment avançait le dressage de sa licorne. Conscient que sa réponse n’allait pas plaire à son père, il envisagea une seconde de mentir. Il renonça finalement : à tous les coups, ses échecs faisaient déjà le tour des écuries. S’il le prenait à mentir, la réaction de Landerich serait beaucoup plus violente que s’il était honnête.
Morghan fit donc un bref résumé des derniers évènements, en passant les détails les moins glorieux sous silence. Comme il s’y attendait, son père lui jeta un regard dédaigneux et dit sèchement :
— On ne discute pas avec une licorne. Si tu ne parviens pas à la briser, je m’en chargerai. Ensuite, je la vendrai à un seigneur qui saura quoi en faire.
Son échec serait ainsi connu de tous et il deviendrait la risée des nobles et des bourgeois du royaume. Le message du roi était clair : il ne pouvait pas se permettre d’échouer.
- - -
Ce fut empli d’une détermination nouvelle et un peu désespérée qu’il se rendit à l’enclos à l’aube du troisième jour. S’il devait coincer la licorne pour lui grimper dessus, il le ferait. C’en était fini des tergiversations de bonne femme et des rêveries d’enfant. Il était un homme, bon sang ! Comment pouvait-il prétendre régner un jour sur le royaume bâtit par ses ancêtres s’il n’était même pas capable de dompter un cheval ?
Il ouvrit la porte avec un peu plus d’énergie que nécessaire, prêt à faire face à la bête noire et argent… mais ce fut le regard couleur d’encre qu’il croisa était celui d’un homme vêtu d’habits très simples, sûrement empruntés à des serviteurs. L’individu était assis sur la paille, adossé à l’abri de la licorne et Morghan se demande une seconde qui il pouvait bien être. Puis il comprit : c’était l’équidé qu’il cherchait. La licorne avait pris forme humaine.
Voilà qui compliquait singulièrement ses plans.
D’un mouvement souple et fluide, l’homme se releva et s’inclina tellement profondément qu’il était évident qu’il se moquait de lui. Il l’aurait salué à la manière des dames qu’il n’aurait pas été plus insultant.
— Bien le bonjour, petit prince !
Morghan cligna des yeux, puis ordonna :
— Reprends ta vraie forme, démon !
Même à ses oreilles, sa voix manquait de conviction. Il avait imité son père faute de mieux, parce qu’il était trop déstabilisé pour savoir comment gérer la situation. Ce n’était pas le meilleur état d’esprit pour avoir l’air autoritaire, il en avait bien conscience et fit de son mieux pour repousser le sentiment d’embarras qui commençait à pointer le bout de son nez.
La licorne se redressa et affecta un air surprit :
— Je croyais que présenter tes excuses à un cheval t’ennuyait ? Il faut savoir ce que tu veux.
Il semblait tellement… humain. Il était un peu plus petit que lui et ses cheveux étaient aussi sombres que la robe de sa véritable apparence. Coupés court, ils étaient tout ébouriffés et un brin de paille s’y accrochait encore. Il parlait parfaitement, quoique avec un léger accent qui pouvait s’entendre dans la manière dont il prononçait les « R ». À part ce petit détail, rien ne laissait transparaître qu’il n’appartenait pas à l’espèce humaine.
Morghan se sentait de plus en plus mal à l’aise. Il faisait de son mieux pour rester concentré sur l’idée que cet individu était un cheval ; que non, il n’avait pas grimpé sur le dos d’un véritable humain. Les licornes n’étaient pas humaines, elles ne faisaient qu’en imiter l’apparence.
— Reprends ta forme animale.
— Pas avant que tu te sois excusé pour m’avoir traité comme un vulgaire canasson.
— Tu es un cheval.
— Je suis une licorne.
— C’est la même chose.
— Tu connais beaucoup de chevaux qui savent lire ?
Le ton de la licorne était empli d’une arrogance et d’une condescendance qui n’auraient dépareillé chez ces fils de nobles nouvellement introduits à la cour, ceux qui n’avaient pas encore compris qu’ils se trouveraient au bas de l’échelle sociale. C’était tellement humain comme expression que Morghan avait de moins en moins l’impression d’avoir affaire à un animal – ce qui commençait à le terrifier.
Son père avait raison, les licornes étaient bel et bien des bêtes sous l’emprise du Mal. La manière dont celle-ci arrivait à perturber son esprit était sans aucun doute possible le témoignage de forces démoniaques. Il comprenait à présent pourquoi son père dressait généralement ses licornes sans public : si une jeune femme de cette sorte avait imploré sa clémence, il n’aurait pas pu rester aussi ferme dans ses convictions. Peut-être même qu’il aurait remis en question les enseignements de son père. Le fait que cette licorne-ci soit un mâle et parle avec un accent étranger l’aidait à se rappeler qu’elle ne faisait que tenter de le tromper, rien de plus.
— Je n’ai pas à discuter de littérature avec mon cheval. Dépêche-toi de changer de forme.
Bien qu’il fasse tout son possible pour que sa voix soit ferme, la tension qu’il ressentait la fit légèrement trembler et gâcha sa tentative. La licorne se rapprocha de lui avec une lenteur et un sérieux qui fit battre son cœur plus rapidement.
— Sinon quoi ? Tu vas me frapper, comme ton père ?
L’intensité du regard noir de la licorne faisait penser à celui d’un loup qui traque un cerf. Sans s’en rendre compte, Morghan posa une main sur le pommeau de la dague qui ne quittait jamais sa ceinture. Néanmoins, il releva le menton et affronta l’individu qui lui faisait face.
— C’est une option que je considère, si ça peut te faire rentrer dans le rang.
— Je suis certain que tu n’as jamais frappé ne serait-ce qu’un chiot, affirma la licorne, avant de lui tapoter la joue.
Morghan repoussa sa main d’un revers et recula d’un pas, avant de cracher :
— Ça suffit ! Reprends ta forme animale !
La licorne le pensait faible, incapable de se comporter comme un homme digne de ce nom. À cet instant, il était prêt à lui prouver qu’elle se trompait, mais, au lieu de réagir à son ordre, elle l’ignora. Elle se permit même de lui tourner le dos et retourna s’asseoir dans la paille, avant de lancer :
— D’ailleurs, je voulais te demander ton nom. Ça va faire plusieurs semaines que tu me pourchasses, mais je ne sais toujours pas qui tu es.
— Je suis Morghan de Tours, prince de la Neustria et fils de Landerich de Tours, roi de…
— Je t’ai demandé ton nom, pas ton pedigree. À ce jeu-là, c’est certain que tu me bats. C’est quand même ironique que, en tant que « chevaux » magiques, les licornes soient aussi peu douées en généalogie…
Voilà maintenant qu’il lui coupait la parole et soliloquait sans lui prêter attention. Ce fut le manque de respect de trop pour Morghan : jamais personne, en dehors de son père, n’avait eu l’audace de le traiter de cette manière.
— C’est la dernière fois que je me répète : reprends ta vraie forme !
— C’est vraiment tout ce qui t’intéresse ? Et mon nom, alors ?
— Je t’en trouverai un une fois que j’aurai terminé ton dressage.
— Je m’appelle Salvin et je te conseille d’utiliser ce nom-là si tu ne veux pas que je te jette dans la première rivière qu’on croisera.
Morghan s’apprêtait à répliquer, mais la dernière partie de la phrase de la licorne lui fit froncer les sourcils. Au lieu de continuer leur petite joute verbale, qu’il se devinait incapable de gagner sans devenir violent, il demanda sur un ton suspicieux :
— Tu envisages de coopérer ?
— J’envisage de coopérer.
— Je ne coopère pas avec mes montures.
— Alors tu as raté un chapitre dans le manuel d’équitation. Et tu vas finir dans la rivière.
Morghan eut alors une idée et lâcha avec suffisance :
— Une fois sur ton dos, je suis certain que je tiendrai.
La licorne esquissa un sourire dubitatif.
— Souhaites-tu que nous reparlions de ta chute d’il y a trois jours ?
— Tu m’as pris par surprise, rien de plus.
— Parce que tu crois que je t’avertirai, les prochaines fois où je t’enverrai voler ?
— Je te parie que je tiens sur toi au moins une minute, fit Morghan avec son meilleur air hautain.
- - -
Le gamin croyait-il vraiment qu’il ne le voyait pas venir ? Sa naïveté était presque mignonne ; en tout cas, il était très drôle. Après toutes ces journées passées à se contenter de rire sous sa cape, Salvin était particulièrement amusé de pouvoir enfin le bousculer un peu. Le petit prince avait l’ego fragile et s’énervait facilement, mais il ne manquait pas de bravoure. Loin d’être lâche ou pleurnichard, il était têtu et cela était très divertissant.
Salvin décida de jouer le jeu et lâcha d’un ton emplit de flegme :
— Tu ne tiendrais pas trente secondes.
— Serais-tu prêt à le parier ?
La licorne dut faire un effort pour ne pas sourire. A la place, elle haussa un sourcil et répliqua :
— Je gagne quoi ?
— Je ne changerai pas ton nom.
Ça, il comptait bien l’obtenir quoi qu’il arrive. Après tout, un jour, le petit prince finirait par en avoir assez de monter avec des culottes trempées…
— Désolé, il va falloir trouver mieux pour m’intéresser.
Le regard bleu de Morghan le fixa pendant un petit moment, avant qu’il ne grommelle :
— Que souhaites-tu, si tu gagnes ?
— Des excuses.
Le garçon lâcha un soupir agacé, mais concéda :
— D’accord. De mon côté, si je gagne, tu te soumettras à mon autorité.
Il ne perdait pas de temps, ni le nord, ce gamin. Salvin secoua la tête.
— Le respect et l’obéissance se gagnent, petit, et pas suite à un pari. Disons plutôt que je serai plus tolérant vis-à-vis de tes mauvais réflexes.
— C’est-à-dire ?
— Si tu me donnes encore un coup de talon, tu auras le droit à un avertissement avant de t’envoler.
— Cela ne me semble pas très équitable…
— Ça sous-entend quand même que je te laisserai encore une fois monter sur mon dos sans tenter de te tuer.
Un éclat de frustration passa dans le regard de Morghan, mais il finit par lâcher :
— Très bien, j’accepte.
Qu’il tienne ou qu’il tombe, Salvin serait de toute manière gagnant. S’il réagissait à ses signaux et corrigeait son comportement, la licorne pourrait en faire un cavalier agréable. S’il lui présentait ses excuses, ce serait la première étape avant qu’il n’apprenne à faire attention à ses avertissements. L’un dans l’autre, la licorne était bien décidée à faire de lui ce qu’elle souhaitait.
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Morghan s’éloigna pour demander à l’un des gardes de venir compter les secondes à voix haute, puis récupéra la selle. Pendant ce temps, la licorne reprit sa forme animale. Quand le petit prince revint vers lui, son langage corporel criait son hésitation et l’étalon remua la queue, amusé. Une fois la selle installée, Morghan lui lança un coup d’œil, puis fit mine de monter sur son dos. Salvin tourna la tête et son regard suffit à l’arrêter. Après un petit souffle frustré, Morghan grogna :
— Je peux ?
Salvin se contenta d’incliner la tête. Le petit prince testait les limites, mais il apprenait vite. Une fois en selle, Morghan lança au garde :
— À votre compte.
Salvin relaxa sa posture, tendit le cou à l’horizontal et adopta une position plus confortable pour supporter le poids qui se trouvait sur son dos. En écho, Morghan s’agita un peu, mal à l’aise, avant de s’accrocher au pommeau de la selle et de se détendre à son tour.
— Un !
Salvin ne réagit pas.
— Deux ! Trois ! Quatre. Cinq.
La licorne resta parfaitement immobile ; puis, au moment où Morghan fit mine d’arranger son assiette, elle se déchaîna. Beaucoup plus vive, forte et souple qu’un cheval normal, capable de contorsions et de figures stabilisées grâce à sa longue queue qu’aucun autre équidé n’aurait pu réaliser, elle mit à rude épreuve les compétences de cavalier de Morghan. Comme elle amorçait une violente pirouette, elle sentit précisément le moment où l’humain sur son dos perdit l’équilibre et amplifia son mouvement d’une secousse des épaules.
Le garde n’avait pas prononcé « vingt-sept » que les fesses du petit prince s’écrasaient dans le sable. Salvin fit un petit saut en avant pour éviter de lui marcher dessus et se retourna pour l’observer.
Morghan était rouge, rouge de fureur et de honte. Les dents serrées, la poitrine secouée par son souffle haletant, il se releva avec des gestes brusques. Il avait vraiment très mal pris sa défaite, comprit la licorne. Salvin déplaça son poids d’une jambe à l’autre, attendant de voir ce qu’il ferait ensuite, prêt à toute éventualité ; mais, d’un seul coup, telle une bougie que l’on souffle, la colère de Morghan sembla disparaître. Alors qu’il se rapprochait de l’équidé sans le regarder en face, celui-ci put sentir que le garçon n’était pas calme pour autant : quand bien même il ne s’agissait plus de colère et qu’il avait à présent l’air détaché, des émotions violentes l’agitaient toujours.
Ce fut néanmoins d’une voix monocorde qu’il dit, alors qu’il défaisait la selle :
— Je suis désolé.
Il alla ensuite ranger l’équipement et ne revint pas. Le regard argenté pesa sur la porte un long moment, pendant que Salvin se traitait mentalement d’idiot.
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Salvin comprit qu’il était vraiment allé trop loin quand la porte de l’enclos s’ouvrit, quelques heures plus tard, pour laisser entrer le roi en personne. Morghan le suivait, quelques pas en arrière, et si Salvin chercha son regard, ce fut en vain : le gamin fixait résolument un coin de l’enclos.
Landerich termina d’enfiler ses gants, puis affronta le regard de la licorne, à nouveau sous forme humaine. L’éclat dans les yeux de l’homme convainquit Salvin que le temps des plaisanteries était terminé. Les choses sérieuses commençaient enfin.
— Change de forme.
— Je croyais que c’était ton fils qui devait s’occuper de moi.
Landerich ne lui répondit pas, il se contenta d’adresser un signe aux gardes encore à la porte. Comprenant qu’il était sur le point de revivre la scène qui avait précédé son arrivée au château, Salvin lui retourna un regard mauvais, mais obtempéra avant que les gardes ne l’aient atteint.
S’il faisait généralement attention à ne pas trop en faire lorsqu’il passait d’une apparence à l’autre, cette fois-ci il se permit de laisser libre-court à sa magie. Elle l’enveloppa en crépitant, formant un nuage d’étincelles argentées autour de lui. Les gardes eurent un mouvement de recul et Morghan sursauta, mais Landerich ne bougea pas d’un poil. Lorsque le nuage se dissipa, ne laissant plus que quelques paillettes sur son crin, c’était une licorne avec les oreilles en arrière et la queue qui fouettait l’air qui se dressait devant lui, au milieu des vestiges de ses habits.
Landerich siffla et des cordes furent lancées depuis les remparts de l’enclos. Si Salvin réussit à en éviter certaines, deux parvinrent tout de même à lui enserrer le cou, tandis qu’une troisième se prit autour de sa corne. Maintenant que sa tête était immobilisée, d’autres hommes entrèrent et entreprirent de l’entraver.
Le regard cristallin de la licorne ne quitta pas le roi une seule seconde, brûlant de rage. S’il s’était amusé avec le prince, il ne jouerait pas avec le roi. Ce dernier ne lui épargna rien : tapis, selle, filet, rênes, mors et poids aux jambes avant. Une fois tout l’équipement requit installé, Landerich monta en selle et les liens furent détachés.
Dès qu’il l’eut sur son dos, Salvin sut qu’il aurait du mal à se débarrasser de lui. Cet homme savait ce qu’il faisait et la seule manière de le mettre au sol impliquerait certainement de le blesser, voire de le tuer – et même en recourant à ces extrémités, Salvin n’était pas sûr de réussir. Il lui faudrait sûrement finir par jouer la comédie et donner l’impression qu’il cédait.
Son regard tomba alors sur Morghan, qui n’avait pas bougé de sa place et fixait le sol. Avec son langage corporel refermé et son air lointain, qui trahissaient son envie d’être ailleurs, il n’avait plus rien du gamin arrogant avec qui il s’était amusé ces dernières semaines.
D’un seul coup, la licorne décida qu’elle ne céderait pas au roi, pas même pour faire semblant. Elle allait trouver un moyen de se débarrasser du gros tas qu’elle avait sur le dos, il fallait juste qu’elle soit créative. Ça tombait bien : elle était une créature fantastique, magique. Être créative, c’était censé être dans ses cordes.
- - -
La lute entre Salvin et Landerich débuta enfin. Ignorant la douleur causée par les mors, l’équidé tenta de lui arracher les rênes, lui mordre les bottes, il se cabra, rua, tournoya sur lui-même et se tortilla de mille manières. Comme il l’avait senti dès le début, Landerich avait une assiette parfaite et semblait n’avoir aucun mal à anticiper ses mouvements. Il tenta encore quelques manœuvres, qui échouèrent également, lorsqu’il eut enfin une idée.
Il déchaîna alors l’enfer sur le roi, cognant ses flancs contre le mur de pierres de l’enclos, effectuant des acrobaties toujours plus osées ; Landerich ne parut pas déstabilisé un seul instant. Il avait l’habitude des montures agitées et violentes. Ceci dit, le chaos que créait Salvin n’était qu’une diversion : pendant que le roi se concentrait pour rester en selle, Salvin, lui, se concentrait sur sa magie.
Il était en train de mettre à profit des siècles d’entraînement et toute la finesse qu’il avait acquise pour réussir à modifier son corps équin de manière subtile, afin que l’homme ne se rende compte de rien avant qu’il ne soit trop tard. Lorsqu’il fut certain d’avoir suffisamment avancé dans sa transformation, il bondit en avant, puis freina des quatre fers. Ce faisant, il sentit la selle glisser légèrement et, du même coup, il entendit un juron par-dessus son épaule. Le roi avait compris, mais le mal était fait.
Sans attendre, Salvin se mit à galoper aussi vite qu’il le pouvait autour de l’enclos, changea plusieurs fois de direction de manière brusque, ignorant la douleur que les coups de Landerich pouvaient provoquer alors qu’il essayait de le stopper. Au moment où de nouvelles cordes étaient lancées, la selle glissa enfin sur le côté et il fit mine de se lancer encore une fois contre le mur. Le roi ne chercha pas à savoir s’il bluffait et vida aussitôt la selle.
La satisfaction que Salvin ressentit en entendant le son de l’humain qui heurtait le sol lui tira un ronflement et il caracola une seconde, avant de relâcher son contrôle sur sa capacité à changer de forme et de reprendre un volume normal.
Son regard tomba alors sur Morghan. Le jeune prince fixait un regard écarquillé sur son père, mais Salvin aurait été incapable de dire si c’était de la surprise ou de la peur qui marquait ses traits. Au pas, il se rapprocha de lui avant de le dévisager jusqu’à ce que les yeux de l’humain trouvent les siens. Son attention captée, il lui présenta son flanc. Le gamin l’observa encore un instant, puis tendit les mains pour desserrer la sangle et remettre la selle en place. Il y eut ensuite un instant de flottement.
Landerich commençait à se relever quand Morghan sembla sortir de sa stupeur. Une détermination nouvelle, quoique timide, le fit se redresser un peu et son regard bleu chercha l’argenté en une interrogation muette. Quand l’étalon fit un signe de tête, il boucla la selle à nouveau, grimpa, récupéra les rênes et les tint d’une main de manière à ce qu’elles ne gênent pas la licorne.
Sous les yeux qui étincelaient de colère de Landerich, le démon qu’il avait tenté de briser fit un tour de l’enclos d’abord au pas, puis au trot et termina sur un bref galop, avant de repasser au pas. Il était évidant que Morghan ne contrôlait absolument pas la licorne et, quand la monture et le cavalier s’arrêtèrent enfin, le roi éructa :
— Tu n’es qu’un imbécile. Tu vas garder cette bête et, lorsqu’elle causera ta mort, tu te rappelleras ce que je t’ai dit au sujet des licornes.
Puis, sans attendre de réponse, Landerich quitta l’enclos.
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