R&L T1 - Chapitre 04
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Dépôt Soleau fait le 18-12-2024.
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Chapitre 04
Année 1025
Quand Morghan rejoignit l’abri où logeait Salvin, il trouva la licorne en train d’écrire. Le jeune prince avait hésité un peu avant de lui fournir le parchemin, les plumes et l’encre nécessaires, mais quand Salvin lui avait promis que ce n’était pas pour organiser son évasion auprès d’un quelconque groupe d’êtres magiques renégats, il avait accepté de lui faire confiance.
Ces dernières semaines, l’abri sommaire avait un peu perdu son allure de prison tandis que Morghan s’arrangeait pour que Salvin obtienne certaines commodités parmi les plus élémentaires. Entre autres choses, il avait désormais un semblant de lit, deux tabourets et une planche qu’il pouvait utiliser comme support pour écrire. Une porte avait également été installée, en même temps qu’un petit cabinet à l’extérieur, qui servait de lieu d’aisance.
Bien que la porte soit ouverte, Morghan y toqua deux fois, afin de signaler son arrivée. Salvin releva les yeux et demanda aussitôt :
— Alors ?
Le jeune homme avait été convoqué à la première heure par un des assistants du seigneur Manil de l’Île Bouchard, le trésorier de la couronne. Il montait une expédition pour envoyer de l’aide aux villages vulnérables, afin qu’ils puissent passer l’hiver sans s’inquiéter, et Landerich voulait que son fils en fasse partie.
— Alors nous allons accompagner le convoi jusqu’à Montbazon. Là, nous devrons répartir les vivres et le matériel entre les différents groupes de soldats qui nous relaierons, puis attendre leur retour.
— Enfin un peu d’aventure, fit Salvin en se levant, après avoir posé son matériel d’écriture.
Son ton était néanmoins quasiment dépourvu d’enthousiasme, plutôt nonchalant, presque un soupir. Avec son petit sourire, il donnait l’impression de se moquer de quelqu’un – peut-être de lui-même. Il demanda encore :
— Quand partons-nous ?
— Dès que tout le monde est prêt.
Comprenant le message, Salvin rangea ses effets dans un coin de l’abri et entreprit de retirer ses vêtements pour ne pas les abîmer. Il venait de faire passer sa chemise par-dessus sa tête quand Morghan, qui s’était détourné, lui lança :
— Je suis désolé pour tout ça.
— Mhm ?
— Ton enfermement, j’entends. Mon père ne veut toujours rien savoir.
Le prince avait abordé le sujet avec Landerich une semaine plus tôt, pendant le repas. Il s’était contenté de demander le droit de sortir aux alentours de la ville avec la licorne, mais le roi avait refusé sa requête en déclarant qu’il était trop tôt pour pouvoir se fier à elle. Dans la mesure où le jeune homme ne savait toujours pas jusqu’à quel point il pouvait accorder sa confiance à Salvin, il n’avait pas protesté.
Landerich devait cependant être prêt à mettre la licorne à l’épreuve, s’il avait demandé à ce que Morghan et sa monture se joignent à l’expédition. Ils seraient accompagnés d’autres chevaliers et de soldats, Salvin aurait du mal à s’échapper s’il lui en prenait l’envie et il fallait bien commencer quelque part.
— Eh, au moins, il ne m’a pas parqué avec les chevaux !
— Il a trop peur que tu corromps les garçons d’écurie, grommela Morghan, et ton ego ne rentrerait pas dans les box.
Le sourire de Salvin s’agrandit.
— Venant de celui qui doit prendre les colimaçons de côté à cause de ses chevilles, je vais le prendre comme un compliment.
Outré, Morghan se retourna en partie pour lui lancer un regard furieux. Salvin, qui ne portait plus que sa culotte en toile, lui laissa voir son sourire amusé. Le prince détourna les yeux en disant :
— Tu vas changer de forme, au lieu de raconter des bêtises ? Nous allons être en retard.
— « Désolé, messieurs, mon cheval n’arrêtait pas de parler. »
— Salvin !
— D’accord, d’accord.
Une bouffée de magie et un instant plus tard, la licorne ressortait de l’abri, levant haut les genoux. Morghan laissa échapper un bref soupir circonspect : Salvin était subitement de trop bonne humeur. Le prince voulait croire que c’était parce qu’il allait enfin pouvoir quitter l’enceinte du château, mais il devinait que ce qui le réjouissait, c’était surtout l’idée qu’il allait pouvoir embêter Morghan sans interruption pendant plusieurs jours.
L’heure qui suivit fut dédiée à la préparation de la licorne. En plus de l’équipement habituel, Morghan ajouta un caparaçon de cuir épais, qui protégerait les flancs et le ventre de sa monture en cas de problème. Il prit également le temps de tresser sa crinière, afin qu’elle ne soit pas une gêne pendant le voyage. Enfin, Morghan disparut brièvement hors de l’enclos, avant de revenir avec quelque chose en main.
— J’ai une surprise pour toi.
La licorne dressa les oreilles, intriguée, avant de lancer un grognement appréciateur en découvrant ce que tenait le garçon : un bridon sans mors en cuir blanc, très fin. Les deux moitiés de la pièce frontale étaient reliées par un petit anneau d’argent et formaient un V élégant juste sous sa corne. Le tout se mariait bien au tapis de selle blanc et le contraste formé avec la robe noire piquetée d’argent, ainsi qu’avec l’armure de cuir, était saisissant.
— Je peux ? demanda Morghan, une pointe d’humour dans la voix.
En guise de réponse, Salvin glissa son museau dans le bridon. Évidemment qu’il pouvait ! Avec un tel équipement, la licorne allait attirer tous les regards. Elle s’en réjouissait d’avance.
Alors qu’il peignait le crin de la queue de Salvin, avant de le tresser de manière à ce qu’il ne s’abîme pas pendant le voyage, l’esprit de Morghan dériva vers l’occasion que cette expédition représentait pour Salvin s’il désirait fuir. Le prince avait sincèrement envie de pouvoir faire confiance à la licorne, mais il n’oubliait pas qu’elle restait une esclave. Salvin était arrivé là contre son gré et, de plus, il était rebelle et fier. Selon tout bon sens, Morghan était censé être particulièrement méfiant.
Le jeune homme découvrit avec une pointe de surprise que cette idée l’attristait. Salvin était la seule personne de son entourage qui le traitait franchement, sans hypocrisie aucune. Morghan avait envie de croire que leur bonne entente était sincère. S’il avait posé directement la question à Salvin, celui-ci aurait pu lui répondre qu’il ne songeait pas à partir pour le moment – et la licorne aurait été aussi surprise que le jeune homme par ce fait. Salvin aurait pourtant été obligé d’admettre qu’il appréciait le calme de ces derniers mois, ainsi que la compagnie de Morghan.
Si son esprit et son corps étaient toujours aussi vifs, cela ne changeait rien au fait qu’il était vieux, très vieux, même pour une licorne. Il avait beaucoup voyagé, fait de nombreuses rencontres et vécu plus que sa part d’aventures. Il avait perdu le compte des décisions difficiles qu’il avait dû prendre, des batailles qu’il avait dû mener, des gens qu’il avait perdus. Bien qu’il lui aurait coûté de l’avouer, une part de lui prenait goût à la simplicité de la vie qu’il menait depuis quelque temps. Il n’avait pas de responsabilités et se contentait de faire ce qu’on lui demandait – avec plus ou moins de bonne volonté. Pour la première fois en plusieurs siècles, il pouvait se contenter de se laisser porter et, s’il ne l’aurait jamais admis à voix haute, cette situation avait un petit quelque chose de confortable.
- - -
Morghan et Salvin furent parmi les derniers à rejoindre le convoi. Celui-ci les attendait sur la route principale qui menait au château. Il était composé de cinq charrettes, tirées par des ânes et chargées de divers objets tels que des sacs de grains, des fruits séchés, des pièces de tissus ; tout ceci avait été collecté à l’intention des villages les plus démunis, afin de les aider à passer l’hiver qui arrivait. En plus de Morghan et de sire Arthaud, l’homme responsable de l’expédition, six autres chevaliers les accompagnaient, ainsi qu’une dizaine de soldats à pied et les charretiers. Parmi les chevaliers, Morghan ne connaissait que sire Gabin, de huit ans son aîné. Les autres appartenaient à la génération encore au-dessus et il n’avait pas vraiment eu l’occasion de les côtoyer.
Sire Arthaud avait une quarantaine d’années et dégageait l’assurance tranquille d’un homme qui sait où il va et ce qui est attendu de lui. Depuis sa monture, un destrier gris pommelé, il supervisait le placement des hommes. Morghan et un chevalier dont il ignorait le nom furent assignés au flanc gauche du convoi, tandis que sire Gabin et un autre chevalier se retrouvèrent sur le flanc droit. Un homme à cheval prit place à la queue, tandis que sire Arthaud se postait en tête, accompagné par les deux chevaliers restants. Les soldats furent répartis entre chaque monture. Tous ensemble, ils étaient modestement impressionnants – assez pour décourager la plupart des petits bandits, espérait Morghan.
Après un dernier coup d’œil au convoi, sire Arthaud donna le signal du départ. Ils traversèrent la ville en direction du sud, slalomant à travers les différents quartiers jusqu’à atteindre les premiers champs, puis les rives du Cher. Là, ils franchirent le gué et atteignirent enfin la lisière de la forêt. Avant de passer la ligne formée par les premiers arbres et buissons, les deux chevaliers qui accompagnaient sire Arthaud poussèrent leurs montures et partirent en éclaireurs.
La route était régulièrement empruntée et bien entretenue, en plus d’être large. Chevaliers et soldats étaient en alerte, mais d’une manière quelque peu nonchalante, par habitude plus que par nécessité : ils étaient encore trop proches de la ville pour que le risque d’une attaque soit réel. Jusqu’à Chambray, ils n’avaient pas grand-chose à craindre. Une fois Chambray dépassé, ils auraient une heure de trajet où ils ne croiseraient que des petits villages ; là, le risque d’agression serait plus élevé. Même si l’administrateur de Chambray et le seigneur de Montbazon se partageaient la charge d’assurer la sécurité des routes, les marchands qui se rendaient au marché de la Butte-Rabault attiraient toutes sortes de bandits.
Néanmoins, pour l’instant, tout était calme et était censé le rester. De temps à autre, sire Arthaud se permettait de faire le tour du convoi, afin de vérifier de menus détails et d’échanger avec les soldats et les chevaliers à l’arrière. Alors qu’il remontait une nouvelle fois la file pour rejoindre l’avant, il rangea son cheval aux côtés de Morghan et attendit.
— Sire Arthaud, puis-je vous aider ? lui demanda le jeune homme.
— Votre Altesse me permettrait-elle une suggestion ?
— Bien sûre, sire.
— Il serait certainement judicieux, monsieur, que votre monture garde son apparence humaine lorsque nous seront à Montbazon. Les licornes attirent les curieux, mais également d’autres gens moins recommandables.
Morghan hocha la tête.
— Je vous remercie de votre inquiétude, sire Arthaud, ne vous en faites pas : j’ai prévu cela.
Le jeune prince n’avait pas trop le choix, de toute manière. L’assistant du seigneur Manil avait été clair sur les consignes données par son père : Salvin ne devait pas quitter ses côtés. Dans la mesure où il aurait du mal à faire rentrer une licorne sous sa véritable forme à l’intérieur d’un château, il allait de soi qu’elle serait obligée de redevenir humaine au moins un temps.
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Le convoi arriva aux abords de Montbazon sans encombre. Ils n’avaient pas encore traversé l’Indre pour rejoindre la forteresse, mais ils apercevaient déjà, de loin et entre les arbres, les étales du marché de la Butte-Rabault. La chaleur de l’après-midi avait chassé la majorité des curieux, il ne restait plus que quelques clients qui discutaient avec les marchands, ce qui n’empêchait pas d’attiser la curiosité de Morghan. Le garçon avait hâte qu’ils se soient débarrassés des charrettes et qu’il puisse explorer un peu la ville. C’était la première fois qu’il se retrouvait hors de Tours sans ses parents, il comptait bien profiter de ce petit semblant de liberté.
Le seigneur de Montbazon, sire Acelin, était en déplacement et ne rentrerait pas avant quelques semaines, aussi ils furent accueillis par ses conseillers. Ils indiquèrent à sire Arthaud l’endroit où attendaient les soldats qui devaient prendre leur suite, puis les lieux où ils pourraient loger en attendant leur retour. Morghan fut un peu surpris que sire Arthaud décline l’invitation de loger au château et se rabatte plutôt sur une auberge. Dans la mesure où il était à la tête du convoi et en charge des hommes qui le composait, Morghan garda sagement le silence.
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À la fin de la journée, les charrettes avaient été réparties en deux groupes et avaient repris la route. Au dernier moment, sire Arthaud ordonna aux chevaliers qui les avaient accompagnés de se mêler à eux ; seul Morghan resterait à Montbazon avec lui et avec les soldats qui les avaient accompagnés jusqu’ici.
Une fois les charrettes et leur escorte hors de vue, Morghan demanda :
— Sire Arthaud, puis-je vous poser une question ?
— Je vous en prie, votre Altesse.
— Pourquoi avoir décidé d’envoyer les autres chevaliers avec les convois ? Cela ne faisait pas partie du plan initial.
— Cela ne faisait pas partie du plan initial officiel, monsieur, le corrigea son aîné. Cependant, laisser autant de matériel et vivres sans une surveillance stricte n’est pas une bonne idée. Outre le fait que certains soldats pourraient être tentés de se servir au détriment des villageois, la rumeur de l’arrivée des convois a déjà dû se répandre. L’ajout apparemment imprévu de deux chevaliers à chacun sera, je l’espère, dissuasif pour la plupart des groupes de brigands.
— Je vois.
— Autre chose, monsieur ?
Le prince hésita. Sire Arthaud se contenta de l’observer avec un air patient et attentif, aussi il osa enfin poser la question qu’il avait mise de côté ces dernières heures par peur de passer pour un idiot.
— Pourquoi devons-nous attendre leur retour, sire ?
— Tout d’abord, pour nous assurer qu’ils sont bien arrivés. Si jamais ils devaient ne pas être présents dans deux ou trois jours, il nous faudra le signaler au château, qui prendra des mesures afin de découvrir ce qui s’est produit. Ensuite, parce qu’il est rare que les charretiers voyagent complètement à vide. Nous rentrerons sûrement avec des objets confiés par les villageois, adressé à de la famille qui vit sur notre chemin ou bien à Tours. Il faudra des effectifs pour protéger ces marchandises.
Morghan détourna le regard en entendant cette réponse. Toute une liste d’arguments banals, auxquels il n’avait pas songé ! En une seule question, il avait trahi un manque de réflexion et d’expérience qui lui faisait honte. Heureusement pour lui, le chevalier avait répondu sur un ton neutre, sans donner l’impression d’être surpris ou moqueur. Malgré cela, Morghan ressentit subitement le besoin de s’éloigner ; une part de lui avait peur que sire Arthaud perde son attitude professionnelle et lui fasse remarquer la bêtise de ses questions.
N’y tenant plus, il remercia son aîné d’avoir pris le temps de lui répondre, puis rejoignit l’auberge où ils étaient censés attendre ces prochains jours. Une fois devant la porte, son agitation quelque peu apaisée, il n’entra pas et balaya plutôt les alentours du regard.
— Tu envisages d’aller te promener ? demanda Salvin.
Morghan lui lança un coup d’œil. Perdu dans ses pensées après sa conversation avec le chevalier vétéran, il avait presque oublié la présence de la licorne.
— Je voulais voir le marché.
Le jeune prince n’avait jamais eu l’occasion de visiter le marché de la Butte-Rabault. Il en avait entendu parler, bien évidemment, mais ce n’était pas le genre de lieux où son père se rendait habituellement. De toute manière, Landerich n’aimait pas beaucoup Montbazon et, au temps où il était son écuyer, Morghan n’y avait que très peu mit les pieds.
Il hésitait néanmoins. Se promener dans Montbazon alors qu’ils étaient seuls serait, pour la licorne, l’occasion de s’enfuir sans risquer d’être rattrapée. Alors que le regard bleu du prince s’attardait sur lui, Salvin haussa les sourcils avec un air interrogatif. Morghan prit alors sa décision et lança :
— Allons-y !
Il n’avait pas envie de passer le restant de ses jours à s’inquiéter des précautions à prendre pour empêcher la fuite de la licorne. Salvin était le premier soutien qu’il avait depuis très longtemps, le moins qu’il pouvait faire, c’était de lui laisser le bénéfice du doute. De plus, après avoir constaté la manière dont beaucoup s’étaient joué de lui ces dernières années, il n’avait pas envie que la seule personne qui le respectait un minimum reste à ses côtés purement par obligation.
— Pour quelqu’un qui souhaite visiter, tu regardes beaucoup le sol, fit alors remarquer Salvin.
Morghan n’avait même pas vraiment réalisé que l’équidé sous forme humaine marchait à son niveau. Selon le protocole, il aurait dû rester quelques pas en arrière. Seuls ses égaux, d’autres chevaliers importants ou le seigneur de l’endroit, pouvaient prétendre marcher à ses côtés. Mais pouvait-il vraiment appliquer cette règle à l’être magique à qui il demandait l’autorisation avant de grimper sur son dos ? Il décida d’ignorer cette question et répondit à celle, sous-entendue, de la licorne :
— Je réfléchis.
Si Salvin esquissa un sourire, il ne se moqua pas comme Morghan s’y était attendu. À la place, il déclara :
— Beaucoup de choses changent, ces derniers temps, n’est-ce pas ?
Le prince cilla, puis hocha la tête. Il avait raison. En l’espace de quelques mois, son quotidien avait évolué ; ses relations avec son entourage avaient évolué. Son monde commençait à prendre une dimension différente, une sorte de profondeur supplémentaire. Était-ce cela, devenir adulte ?
— Qu’est-ce que tu penses de tout ça ?
Morghan soupira :
— Je ne sais pas. Il y a encore quelques semaines, j’étais le fils du roi, le prince nouvellement nommé, un homme et un chevalier respecté – en apparence. Aujourd’hui… J’ai l’impression d’avoir régressé et progressé en même temps. C’est frustrant.
— Tu m’en veux de t’avoir révélé la vérité ?
Morghan lui lança un regard surprit, mais les mots qu’il voulait prononcer ne franchirent pas ses lèvres. Il prit un moment pour considérer la question, avant d’avouer :
— Un peu.
— D’accord. Je comprends.
Le garçon fronça les sourcils avec un air perplexe et perdu si marqué que la licorne éclata de rire.
— Il y a pire dans la vie que d’avoir un peu énervé quelqu’un en lui ouvrant les yeux. Ta colère ne me dérange pas, petit prince.
— Pourtant, rien n’est ta faute.
— Certes, mais je suis celui par qui l’information t’est apparue.
— Nous ne sommes pas censés abattre le messager.
— Prévois-tu de m’abattre ? fit Salvin en haussant les sourcils.
— Non, répliqua aussitôt le prince.
— Alors quel est le problème ?
Morghan s’arrêta de marcher et le fixa, incapable de répondre. Il sentait simplement que sa colère n’était pas bien, pas juste ; il aurait plutôt dû être en colère contre son père, le maître d’armes, les autres chevaliers – et il l’était – mais certainement pas contre Salvin.
Ce dernier finit par le prendre en pitié et déclara en secouant la tête :
— Il n’y a que les humains pour croire qu’on peut contrôler quelque chose d’aussi puissant et instinctif que les émotions. Tout ce qui se trouve à l’intérieur de toi ne fait qu’exister et il n’y a ni bien ni mal dans cette simple existence. En revanche, ce que tu fais, ton comportement, tes mots, ce sont des choses que tu choisis de créer. À cela, tu peux appliquer la notion de bien et de mal.
— Donc si je suis en colère, mais que je ne fais rien…
— Alors tu es juste en colère. Ce n’est ni bien ni mal.
Morghan se remit en marche, à nouveau perdu dans ses pensées, pendant que Salvin faisait de son mieux pour retenir le petit sourire amusé et bienveillant qui voulait étirer ses lèvres.
- - -
Ils restèrent sur la Butte-Rabault quelque temps, jusqu’à ce que les marchands rangent leurs étalages. La lumière du jour déclinait de plus en plus et Morghan finit par se tourner vers Salvin pour donner le signale du départ. Il s’interrompit néanmoins en découvrant l’équidé sous forme humaine qui souriait à un groupe de jeunes filles et de femmes qui les observait de loin.
— Qu’es-tu en train de faire ?
— Je m’amuse, lui répondit l’autre, sans le regarder. Tu devrais essayer, toi aussi.
— Je suis le prince ! fit Morghan, sur un ton indigné.
— C’est censé être à ton avantage.
L’absence de réponse fit enfin tourner la tête à la licorne, qui se heurta au regard scandalisé de son cadet. Ce dernier répondit enfin :
— Je n’ai pas d’intérêt pour celles qui voudraient m’approcher uniquement pour mon rang.
— Tu es donc un romantique, commenta Salvin, en détournant à nouveau son regard sombre vers les dames.
Celles-ci se mirent à glousser et utiliser leurs mains et les voiles de leurs cheveux pour dissimuler leur visage alors qu’elles parlaient entre elles.
— Vas-y, moque-toi donc, grommela Morghan.
— Oh, loin de moi cette idée. J’ai été jeune, moi aussi.
— Tu veux dire que tu as été romantique, avant d’être irrespectueux et débauché ?
D’un geste précis, Salvin rajusta les manches de sa chemise. Prêtée par Morghan, elle était un peu trop grande pour lui. Il déclara ensuite d’un ton faussement désinvolte :
— Tu sais, en sept siècles, j’ai eu le temps d’être bien des choses.
Morghan cilla. Sept siècles ? C’était véritablement l’âge de Salvin ? Pourtant, il avait l’air à peine plus âgé que lui ! Le sourire un peu rusé que lui lança la licorne, amusée de sa réaction, lui ramena les pieds sur terre et il fit mine de ne pas être impressionné.
— Tu parles comme si tu avais tout vécu.
Salvin laissa échapper un petit rire :
— Non, pas tout, heureusement pour moi ! Ceci dit, j’ai vécu suffisamment pour apprendre à cesser de me compliquer la vie. Je profite tant que je peux, et quant au reste…
Il haussa les épaules. Morghan ne répondit rien, il se contenta de dévisager l’être magique à ses côtés. Il parlait de profiter, mais son ton était dénué de toute passion. Sa voix était emplie de nostalgie et d’une note de mélancolie.
D’un seul coup, le jeune prince mesura réellement ce qu’il venait d’apprendre. Salvin avait vécu sept siècles et il était seul, quand ils l’avaient attrapé. La chasse à la licorne était une mode ancienne ; depuis combien de temps se cachait-il parmi les hommes ? Avait-il passé toute sa vie à se dissimuler, à mentir et à fuir ?
— Il va commencer à faire froid, déclara Salvin, nous devrions rentrer.
Morghan se contenta de hocher la tête.
- - -
— Il croyait vraiment que j’allais dormir dans l’écurie ?
— C’est là que se trouvent les soldats que nous n’avons pas pu loger dans la salle commune, je te ferai remarquer.
Un des occupants des autres chambres de l’auberge avait appris que Salvin était une licorne et s’était plaint au couple qui la gérait. Comme il n’avait pas pu obtenir gain de cause auprès d’eux, il était allé directement se plaindre à Morghan. Le bruit avait attiré sire Arthaud, qui avait constaté l’air du prince et de sa licorne, et vite reprit les choses en main. Morghan n’avait pas apprécié de se faire invectiver de la sorte et s’était apprêté à claquer la porte au nez de l’individu. Salvin, de son côté, n’avait attendu que la bonne occasion pour régler la querelle à sa manière – ce qui aurait sans nul doute jeté de l’huile sur le feu déjà crépitant. L’arrivée de sire Arthaud leur avait coupé l’herbe sous le pied.
— Mais tu as trop peur qu’on me vole.
— Après t’avoir vu lancer des sourires aux jolies filles de la ville, j’ai trop peur que tu te voles toi-même.
— Aux hommes également.
— Pardon ?
— Je souriais aux jolis garçons également.
Morghan fronça le nez et se laissa tomber dans le lit le plus proche.
— Bête du Diable, marmonna-t-il en même temps.
— Tu n’as pas idée à quel point, répliqua Salvin avec un grand sourire.
Le jeune garçon secoua la tête. La licorne s’installa dans le second lit. Le silence se déploya entre eux et plana un petit moment ; assez pour que Morghan considère l’idée de souffler la chandelle qui se trouvait sur le bord de la fenêtre. Mais, tandis qu’il fixait le plafond, une idée lui vint. Le souvenir du ton nostalgique de la licorne, un peu plus tôt, le fit hésiter un instant, avant qu’il ose demander :
— As-tu réellement sept siècles ?
Salvin roula sur le ventre, posa sa joue par-dessus ses bras repliés et dit :
— Non, je te faisais marcher. J’en ai deux milles.
— C’est impossible ! s’exclama Morghan, estomaqué.
— Tu as raison.
Devant le regard de son cadet, la licorne rit et dit :
— D’accord, plus sérieusement : j’estime que j’ai aux environs de sept siècles. Cependant, ça fait un petit moment que j’ai arrêté de compter. Je pourrais me tromper d’un siècle ou deux.
— Tu ne te moques pas de moi ?
— Pas cette fois-ci.
— Donc tu as vraiment sept siècles ?
— Ouaip.
Ils échangèrent un long regard, mais la licorne ne détourna pas le sien ni ne broncha. Morghan finit se détendre. Il savait que les licornes vivaient vieilles et Salvin avait déjà mentionné sa longue vie au cours de leurs discussions. Qu’il ait réellement sept siècles n’était pas tant une surprise que cela. Une autre question vint alors à Morghan, qui le fit hésiter beaucoup plus que la première. Salvin le sentit et, lorsque leurs regards se croisèrent, il l’encouragea d’un haussement de sourcils.
— Comment… enfin, tu es une licorne de sept siècles. Comment mon père a-t-il pu réussir à te capturer ? Tu ne devrais pas être une des créatures les plus puissantes du monde ?
Salvin se rallongea sur le dos avec un soupir. Il glissa un bras sous sa tête et dit :
— Est-ce que le petit prince souhaiterait une histoire avant de s’endormir ?
Du coin de l’œil, il put voir la curiosité se disputer à l’indignation sur le visage de Morghan. Il dut pincer les lèvres pour retenir son sourire amusé.
— Vas-y, ronchonna finalement le garçon.
Le regard de Salvin se tourna vers le plafond, tandis que son expression se faisait plus sérieuse, presque lointaine. Il sembla se perdre un instant dans ses pensées, avant qu’il ne dise d’une voix plus grave :
— Il y a de cela plusieurs milliers de siècles, l’homme n’existait pas. La magie était partout, elle donnait vit à des êtres que tu ne saurais imaginer. Il y avait les licornes, bien sûr, mais aussi des bêtes mi-lion mi-serpent, une grande variété d’espèces de dragons…
— Les dragons ont existé ? s’exclama Morghan.
— Évidemment, répondit la licorne.
Salvin reprit ensuite le fil de son récit :
— Un beau jour, depuis les lointaines terres du sud, les humains sont apparus. Ils se sont installés et ont commencé à se développer. Pendant un temps, tout fut paisible entre les êtres magiques et les hommes. Bien sûr, il y avait des querelles, mais aussi des alliances. Certains êtres magiques ont vu le potentiel des êtres humains et se sont mêlé à eux. Avec la magie qui imprégnait encore le monde, cela a donné des résultats surprenants. Les histoires de créatures mi-hommes mi-animales viennent de là.
La licorne jeta un nouveau coup d’œil à Morghan : le prince était suspendu à ses lèvres. Son imagination tournait à plein régime et il brûlait d’envie de poser plus de questions, mais il attendait patiemment de savoir où Salvin allait en venir avec son histoire. Satisfait, ce dernier inspira et continua :
— Le temps a passé. Les êtres humains se sont multipliés, ils sont devenus de plus en plus forts et, quand leurs territoires ont cessé de leur être suffisants, ils ont tenté d’envahir leurs voisins. La guerre entre les êtres magiques et les êtres humains a commencé. Certains êtres magiques d’antan avaient accès à des puissances terrifiantes, ils étaient capables de provoquer des cataclysmes qui auraient éradiqué l’espèce humaine si celle-ci n’avait pas eu un énorme avantage sur eux.
Morghan crut un instant que Salvin attendait qu’il pose la question, mais la licorne reprit d’elle-même :
— Les êtres humains vivent plus vite que les êtres magiques. Ils grandissent plus vite, ils se reproduisent plus vite, ils récupèrent leurs forces plus vite. De plus, certains enfants issus des métissages se sont ralliés à eux et se sont battus à leurs côtés.
Salvin tourna la tête vers Morghan et ajouta :
— Certains êtres magiques vivent très longtemps et peuvent être très puissant, mais ils ont peu d’enfants et mettent du temps à parvenir à l’âge adulte. Lorsqu’ils utilisent une trop grande puissance, il leur faut des années pour la récupérer. Les humains n’ont eu besoin que de quelques siècles pour exterminer les dragons, qui représentaient l’espèce magique la plus bagarreuse et revancharde ; et les dragons n’ont pas été les seuls à s’éteindre. Les êtres magiques qui ont survécu sont ceux qui ont appris à se cacher.
Salvin regarda à nouveau le plafond.
— Parmi ceux-là, il y a les licornes. À l’époque, elles n’étaient pas encore capables de prendre une apparence humaine et, malgré leur puissance qui égalait celle des dragons, elles avaient perdu beaucoup des leurs. Alors que les morts s’entassaient, une autre catastrophe s’est dévoilée à leurs yeux : plus les êtres magiques périssaient, plus la magie se retirait du monde. En comprenant ce que cela signifiait, les licornes ont rassemblé leurs forces avant qu’il ne soit trop tard et ont lancé ce qui serait, pour leur espèce, le dernier grand sort : celui qui permettrait aux générations futures de prendre forme humaine et de se dissimuler parmi ceux qui souhaitaient leur mort. À leur grand désespoir, leur tentative a aggravé les choses : en mêlant les leurs aux humains, elles ont encore affaibli le lien qui les unis à la magie.
Salvin prit une inspiration et se redressa pour regarder Morghan en face.
— De nos jours, les licornes n’ont pas tant de pouvoir que cela. À part la capacité à changer de forme et une grande longévité, nous ne sommes pas capables de grand-chose. Je suis vieux et j’ai appris à m’accorder à mon environnement, ainsi j’ai un meilleur accès à la magie qu’une licorne plus jeune, mais ce n’est rien qui permette des miracles semblables à ceux d’antan. De plus, quand Landerich m’a attrapé, je voyageais déjà depuis plusieurs jours et j’étais épuisé.
Ça faisait tout de même beaucoup d’explications pour une conclusion aussi simple, songea Morghan. Ceci dit, il n’allait pas se plaindre. Il garda le silence un bref instant, le temps d’intégrer toutes les informations qui venaient de lui être exposées ; ensuite, il releva les yeux et lança :
— On ne va pas te bannir de la guilde secrète des licornes pour m’avoir raconté ça ?
Salvin éclata de rire et la tension qui régnait jusqu’alors dans la pièce se dissipa.
— Pour qu’une telle guilde puisse exister, il faudrait déjà que deux licornes soient capables de rester assez longtemps dans la même pièce pour discuter.
— C’est impossible ?
— De mon expérience, quand deux licornes se retrouvent ensemble, soit elles deviennent intimes trop vite pour avoir le temps de parler réellement, soit elles mesurent leur ego et finissent par ne plus s’adresser la parole. La seule exception, c’est quand elles proviennent de la même famille. Et quand bien même la création d’une telle guilde serait possible, plus elles sont vieilles et pires elles sont. Cela rend improbable la survie d’un tel projet.
— Si tu as sept siècles et que tu te considères comme vieux, cela signifie que tu fais partie des pires ?
Morghan voulait le taquiner, mais sa tentative se retourna contre lui. Le regard de Salvin fut traversé par un éclat argenté, alors qu’il disait sur un ton ronronnant :
— Tu veux une preuve ?
Morghan écarquilla les yeux, puis fronça les sourcils avec un air agacé.
— Ça ira, merci !
Tout en bougonnant au sujet des licornes qui n’avaient aucun savoir-vivre, il tendit le bras pour attraper la coupelle de la chandelle, souffler la flamme et ainsi lancer le signal qu’il était l’heure de dormir.
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